Karl-Frédéric Anctil est directeur de création et fondateur de Featuring, une agence basée à Montréal. À la suite d’une récente réflexion, il admet que depuis vingt ans, le taux horaire qu’il a pour les tâches reliées au design n’a pas vraiment augmenté et que les appels d’offres restent souvent plafonnés. Si le taux horaire est demeuré le même depuis 20-25 ans, précise-t-il, en exigeant les mêmes livrables ou même plus de livrables qu’au auparavant, en contrepartie, les coûts d’opération et les salaires augmentent en flèche, comme partout.
Alors, si les budgets sont de plus en plus réduits, comment cela affecte-t-il la qualité du résultat en fin de compte ?
Karl-Frédéric ajoute : « Bien que les outils nous permettent de produire certaines tâches plus rapidement, le défi est de continuer à donner le même niveau de qualité à un projet dans sa réflexion et son impact communicationnel. Nous avons essayé plusieurs stratégies ; ça reste un enjeu de maintenir une marge de profit convenable, tout en maintenant le niveau de qualité que nous souhaitons en fin de compte, et en donnant de bonnes conditions et un salaire décent à nos employés. On finit par trouver des solutions, mais ce n’est pas de tout repos. »
Stéphane Huot est designer graphique indépendant. En plus d’avoir reçu de nombreux prix lors de concours nationaux et internationaux, plusieurs de ses affiches font partie de collections importantes à travers le monde. Il croit qu’on peut bien gagner sa vie dans ce domaine, mais ce n’est pas aussi facile qu’auparavant. Il souligne : « Si je repense à mes débuts, le marché du travail était principalement orienté vers les grandes firmes qui réalisaient la majorité des mandats importants. Les clients y consacraient généralement des budgets en communication bien plus substantiels qu’aujourd’hui, ce qui permettait une plus grande marge de manœuvre créative et stratégique.

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Le marché s’est fragmenté en une multitude de petites firmes, avec une croissance marquée du nombre de travailleurs autonomes aux parcours académiques et aux expériences pratiques très variables. Cette diversification a entraîné une baisse significative des honoraires, comparativement à ceux observés il y a 10, 15 ou même 25 ans. C’est une tendance que je constate depuis plusieurs années. Au Québec, la profession ne dispose pas de standards clairement établis à cet égard.
Par curiosité, j’ai eu recours à l’intelligence artificielle afin d’évaluer mes honoraires, en comparaison à d’autres marchés à l’extérieur du Québec. Les tarifs par types de projets étaient nettement plus élevés sur le marché américain, comparés à ceux du Québec. On observe également une nette différence entre nous et plusieurs autres provinces canadiennes. »
Il ajoute : « En diversifiant les types de projets, je peux à la fois accepter des mandats avec des budgets intéressants et choisir des projets moins lucratifs, mais particulièrement stimulants sur le plan créatif. L’objectif ultime demeure de bien gagner sa vie, tout en prenant plaisir à exercer son métier. »
Sans vouloir être alarmistes, en sommes-nous venus à considérer la valeur du design comme un simple bien de consommation ?
Des outils trop performants… !
C’est bien connu, l’apport de nouvelles technologies a toujours bouleversé les façons de faire et on a qu’à se rappeler de l’évolution des médias imprimés et de la photographie au siècle dernier, pour s’apercevoir que cette réalité a existé bien avant la venue de l’ordinateur, un outil à la portée de tous. Cela dit, de nouvelles méthodes de production permettent aussi d’explorer de nouvelles voies en création.
Robert Young, est aussi designer graphique indépendant. Selon lui, l’arrivée en force de l’IA et la multiplication des plateformes de réseaux sociaux ont grandement démocratisé les pratiques en communication graphique. Robert résume cette réalité en ces mots : « Les nouvelles technologies offrent un coffre d’outils très performant aux mains des clients, ce qui était jadis réservé aux infographistes. Ces derniers s’occupaient, entre autres, de la production et des déclinaisons d’un concept, ce qui représente environ un tiers de la portion de notre gagne-pain. Mais les clients ne possèdent généralement pas les connaissances ni l’expertise pour élaborer les fondements ni l’argumentaire qui crée les balises d’une solide campagne de communication. L’outil fait le travail, mais on remarque les incohérences, les faiblesses et l’aspect décousu qui auraient pu être évités, s’il y avait eu la vision d’un expert. Ce dernier saurait créer les ponts nécessaires pour relier les divers éléments qui y sont déployés et ainsi de solidifier l’impact du message. »
Karl-Frédéric tient le même propos : « Notre travail, il est important de le rappeler, c’est d’offrir des services conseils et de proposer des stratégies de positionnement uniques, afin d’offrir une plus-value en fin de compte. Ce n’est pas simplement de faire une identité visuelle déclinée en cinq formats, nous restons avant tout des professionnels de la communication. »

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Isabelle Toussaint travaille à son compte et, selon elle : « Il n’en demeure pas moins qu’un œil averti verra la différence entre un document conçu par un amateur versus un résultat professionnel. En ce sens, les designers graphiques sont encore sollicités par les entreprises ou institutions qui comprennent l’importance d’un bon branding et la nécessité de se doter de documents de qualité. »
Isabelle apporte un point intéressant en faisant référence à l’éthique professionnelle qu’un designer se doit de respecter. : « J’ai passé un certain nombre d’heures à explorer Midjourney1– notamment pour la conception de couvertures de livre – et j’ai été impressionnée par les images qui en sont ressorties. Mais j’ai préféré le voir comme une source d’inspiration. … On pouvait aisément deviner qu’elles provenaient de l’IA. J’aurais ressenti une certaine gêne à les utiliser, sachant qu’elles appartiennent au domaine public, et peuvent être reprises par n’importe qui. Le sentiment du devoir accompli est beaucoup plus puissant quand on conçoit soi-même ses images. »
Robert Young émet une opinion qui donne à réfléchir sur les diverses pratiques en design graphique : « Je crois que les designers graphiques qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont ceux qui travaillent dans des domaines comme l’emballage, le design d’exposition ou la signalétique. Mais il faut aussi être réaliste. Il y aura de moins en moins de demandes pour les rendus techniques. Malheureusement, de nombreux professionnels auront beaucoup moins de mandats et leur travail diminuera considérablement. Je pense notamment aux illustrateurs, aux photographes et aux infographistes de production. »
Télétravail, marketing et communication
Enfin, est-il plus difficile de fidéliser une clientèle fidèle depuis que la pandémie a fait en sorte que le télétravail soit devenu une pratique courante ?
Stéphane Huotsoutient : « Dans notre domaine, il est rare d’être engagé uniquement sur la base de nos compétences professionnelles. L’établissement d’un lien de confiance avec le client est souvent la première étape essentielle. Depuis la pandémie, il est devenu de plus en plus difficile de rencontrer les gens en présentiel, ce qui rend la création de relations d’affaires solides et durables plus difficile. »
Olivier Bouchard est directeur de création à l’agence Parallèle. Selon lui, le télétravail a tout de même permis d’ouvrir le jeu, de travailler avec des clients plus éloignés et de réduire les déplacements, en plus de mettre en relation des gens qui se sentent parfois plus à l’aise à s’exprimer dans ce cadre-là.
Il ajoute cependant cette nuance. « Mais une distance s’installe. Les échanges deviennent plus mécaniques. On collabore, oui, mais on tisse moins de liens. Et du côté de la création, ça change tout : la spontanéité, les regards, les silences, les réactions non verbales… c’est souvent là que naît l’étincelle. À l’écran, cette magie se perd.
Le télétravail complique aussi la construction d’une culture forte. Ce sont souvent les moments informels qui nourrissent le sentiment d’appartenance. Personnellement, je préfère de loin le travail sur place. Pour créer, connecter et bâtir quelque chose de commun, rien ne vaut la présence humaine. »
En terminant, on se rend compte qu’une prise de conscience est nécessaire de la part des praticiens du design en ce qui concerne leur rôle dans cette chaine globale de communication.
David Kessous, directeur exécutif de création, Branding et design chez LG2, croit que dans un monde marqué par l’incertitude, les marques, les organisations et les collectivités ont plus que jamais besoin de clarté, de cohérence et d’humanité dans leur communication. Ce sont précisément ceux et celles qui savent conjuguer sensibilité créative et compréhension des enjeux contemporains qui tirent le mieux leur épingle du jeu.
Un prochain article fera suite à celui-ci en abordant, entre autres, les aspects de la relève et de la formation académique spécifique au domaine du design graphique.
Note
1 Midjourney est un programme et un service d’intelligence artificielle générative d’images à partir de descriptions en langage naturel. C’est l’une des technologies du boom de l’IA.