De 1865 à 1878, Charles Marville est chargé par la Ville de Paris de photographier le Vieux Paris avant, pendant et après sa transformation en ville moderne. Cela fait de cet ouvrage non seulement le témoin de l’importante métamorphose urbaine de la ville, mais aussi de l’histoire de la photographie. Lorsque Marville commence à prendre des photographies de Paris, à la demande de la Commission historique de la ville créée par Haussmann, ce média n’en est encore qu’à ses débuts. À la fin de son mandat en 1878, la technologie a connu un bond important, les temps de pose nécessaires passant de plusieurs minutes à quelques secondes.
La rue de la Tonnellerie – 1865. Source : ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène
Certains historiens et témoins de l’époque regrettent ce geste urbain d’envergure, contesté à cause des sacrifices qu’il a entraînés, notamment la disparition d’un Paris médiéval « attachant et poétique ». Émile Zola dans son roman La Curée dénonce des principes démocratiques bafoués et des manœuvres financières douteuses. Bref, le débat se poursuit.
À l’angle de l’avenue Rapp et de la rue Saint-Dominique – 1887. Réverbère à deux branches. Cette photo a valeur de symbole. Le lampadaire divise le paysage en deux. À droite, le Paris d’avant 1853, avec ses maisons vétustes, et à gauche, les nouveaux immeubles haussmanniens en pierre de taille et leurs balcons ouvragés. Source : ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène
N'empêche que ce Paris miséreux d’avant 1850 étouffe dans une trame serrée, les conditions d’hygiène sont horribles. Patrice de Moncan défend la métamorphose parisienne. « Nous sommes sous le Second Empire, dans le milieu des années 1860. Napoléon III, qui a vécu jusqu’alors à l’étranger, décide de faire de Paris une ville moderne. Il charge Haussmann, son préfet, de donner à Paris l’air, la lumière et l’eau. À cette époque, nous explique M. de Moncan, « le Vieux Paris est totalement insalubre, l’on meurt régulièrement du choléra, l’épidémie ronge jusqu’aux beaux quartiers ». Cité par l’historien dans son ouvrage, Victor Considérant décrit ainsi « un immense atelier de putréfaction, où la misère, la peste et les maladies travaillent de concert, où ne pénètrent guère ni l’air ni le soleil. Paris, c’est un mauvais lieu (...) ».
Quelque 20 000 bâtiments disparaissent tandis que 30 000 sortent de terre. Le visage de Paris est totalement transformé, notamment par la construction de grandes artères, la création de parcs et de squares d’inspiration londonienne, la plantation de plus d’un million d’arbres. Un réseau d’égouts de près de 600 kilomètres est enfoui, des toilettes publiques sont installées. Sous les pavés de cette nouvelle ville, on installe 600 km d’égouts. On alimente également les immeubles en eau, passant de 33 000 à 245 000 m3 d’eau potable distribuée, ce qui équivaut à 840 km de canalisations1. « Tout cela en dix-sept ans, fait remarquer M. de Moncan, et avec comme seuls outils des pioches, des seaux et des pelles. »
Les deux Paris de Charles Marville
De nos jours, lorsqu’on déambule près de Notre-Dame et en bord de Seine, il est difficile d’imaginer un décor de misère humaine et de cloaques artisanaux dans des rues si agréables à parcourir et à découvrir. C’est pourtant ce qu’illustre le photographe officiel de la Ville de Paris, Charles Marville, en 1862. La municipalité le mandate pour photographier les rues les plus anciennes sur le point d’être détruites par les grands travaux haussmanniens. Les plus grandes ont une largeur de 5 mètres, les autres, de 1 à 2 mètres. Baraques, boutiques, vieux hôtels et maisons délabrées sont érigés de chaque côté. Une population miséreuse s’y entasse, durement touchée par les épidémies de choléra (1832 et 1849). Quelque 425 clichés de Marville illustreront ce théâtre architectural, urbain et humain.
Charles Marville – Source : ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène
Quinze ans plus tard, en 1877, Marville photographie les grandes artères, nouvelles voies et monuments construits dans la capitale sous le Second Empire. Paris a connu un bouleversement extraordinaire avec ses grands travaux, acquérant le statut de ville la plus moderne d’Europe. Des rues larges, un nouvel éclairage public et un nouveau mobilier urbain dessiné avec soin l’ont redéfini. Au total, 320 000 appartements neufs ont remplacé 120 000 logements insalubres. On compte 200 km de nouvelles voies bordées de larges trottoirs où s’alignent 600 000 arbres.
Parmi les diverses commandes de la Ville de Paris, Marville fut chargé de photographier le nouveau mobilier urbain – kiosques, cabinets d’aisance, bancs publics, etc. – et les nouveaux lampadaires, dont celui-ci, candélabre à lanterne ronde, square des Arts et Métiers, circa 1862 (aujourd’hui square Émile Chautemps), côté du boulevard de Sébastopol. Photos : Charles Marville
Les nouveaux bâtiments qui accueillent commerces et logements sont appelés dès lors, et encore aujourd’hui, « immeubles haussmanniens » (en référence au baron Haussmann, à qui l’empereur a confié la transformation de Paris). Adapté aux nouvelles avenues, son modèle architectural fait pousser des immeubles tous assez semblables, en pierre de taille claire, de six ou sept étages, percés d’ouvertures rythmées et ornementées de détails architecturaux sculptés dans la pierre et de balcons en fer forgé au deuxième et quatrième étage. Ils sont coiffés de toits à la Mansart sous lesquels se trouvent des chambres de bonne exigües et sans confort contrastant avec les appartements bourgeois des étages inférieurs.
Monuments et places publiques en clichés emblématiques
Plusieurs monuments d’envergure construits sous la direction de Georges Eugène Haussmann sont photographiés par Charles Marville. Le plus spectaculaire est l’Opéra Garnier2 , édifié à la demande de l’impératrice Eugénie. Les halles centrales de Baltard (à l’emplacement de l’actuel Centre Pompidou) accueillent un immense marché de denrées alimentaires.
Percement de l'avenue de l'Opéra – Source : ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène
Opéra Garnier – Source : ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène
Les places publiques du Châtelet et de la République sont créées dans un esprit ouvert et aéré. Elles confèrent au paysage urbain la notion de perspective, si chère au baron Haussmann. On dit qu’elles offrent aussi une meilleure vue pour tirer sur les frondeurs. La Révolution française de 1789 est encore bien présente dans les esprits des gouvernants de l’époque. Le Louvre et la cathédrale Notre-Dame sont désencombrés des masures qui avaient été construites devant leur porche et aux alentours, avec pour résultat le panorama dégagé sur ces deux monuments emblématiques que l’on peut admirer aujourd’hui.
La Fontaine des Innoncents, place Joachim-du-Bellay – Source : ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène
La grandeur et la magnificence de l’architecture du XIXe siècle redonnent sa dignité à « Paris Ville Lumière ». Pendant plus de vingt ans, les photographies de Charles Marville ont immortalisé et révélé au monde entier la métamorphose de la capitale aboutissant à son prestigieux statut.
Martial Caillebotte – Photographe impressionniste
Martial Caillebotte (à gauche) et son frère Gustave.
Contemporain de son confrère Marville, Martial Caillebotte, photographe mais également pianiste et compositeur, précurseur de la musique impressionniste, n’a pas pour objectif de convaincre le public que Paris s’est transfiguré sous le Second Empire. En observant la capitale au moment où ses grands travaux sont bien avancés (ils se prolongeront jusqu’au début du XXe siècle), il perpétue néanmoins la tradition de valorisation de la nouvelle architecture haussmannienne.
Photographié par Martial Caillebotte, le jardin du Louvre, les Tuileries et la grande allée de la rue de Rivoli la bordant – 6 février 1892. Photo : Martial Caillebotte – Collection particulière © Comité Caillebotte, Paris
Après avoir habité à Yerres, il s’installe avec son frère, le peintre Gustave Caillebotte, dans un appartement près de l’Opéra Garnier. Martial est un excellent photographe attaché à la représentation des charmes et des joies de la vie bourgeoise.
Photo de 1891 de Marie Minoret, avec qui Martial Caillebotte se marie en 1887. Il déménage alors rue Scribe près de l’Opéra, dont on aperçoit un des acrotères. L’immeuble semble d’architecture haussmannienne par la rythmique des volets des ouvertures et le balcon en fer forgé.Photo : Martial Caillebotte – Collection particulière © Comité Caillebotte, Paris
Curieusement, il photographie ce que son frère Gustave peint, ou du moins s’inspire de ses tableaux impressionnistes pour choisir des cadrages et capter une composition d’ensemble à saisir. Ses prises de vue picturales en font un reporter des chroniques bourgeoises de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.
Opéra Garnier, rue Auber et rue Scribe entre 1892 et 1895. Il est probable que Martial Caillebotte ait pris la photo à partir du balcon de son appartement rue Scribe, mais nous n’en avons pas la certitude. Photo : Martial Caillebotte – Collection particulière © Comité Caillebotte, Paris
Et que dire de Notre-Dame ?
Charles Marville a contribué à répandre le charme de Notre-Dame. Il l’a d’abord photographiée telle qu’elle se présentait depuis 1786, avant l’ajout d’une flèche et de motifs par Viollet-le-Duc.
Photo : Charles Marville – ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène
Sur cet autre cliché historique de Marville, la perspective vers Notre-Dame est obstruée par l'Hôtel-Dieu, le plus ancien hôpital de la capitale. Durant le Second Empire, à l'initiative du baron Haussmann, l'Hôtel-Dieu est déplacé dégageant ainsi la vue sur la cathédrale. En arrière plan, à droite, l'ancien hospice des Enfants-trouvés est également détruit lors de la restructuration de l'Île-de-la-Cité par Haussmann.
Photo : Charles Marville – ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène
Très abîmée par le temps, la cathédrale a subi d’importantes modifications de 1844 à 1864. Marville a par la suite immortalisé ses nouveaux atours, dont la flèche très haute munie d’un coq à son sommet, des statues des apôtres, un personnage empruntant les traits de Viollet-le-Duc et des gargouilles parmi lesquelles on reconnaît Quasimodo (personnage du roman Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, paru en 1831).
Photo : Charles Marville – ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène
Avec la restauration prochaine de la cathédrale, nous assisterons à une nouvelle métamorphose photographiée. Cette fois, des outils numériques permettront de créer une transformation virtuelle immédiate. Le tissu urbain parisien photographié par Marville et Caillebotte a mis vingt ans avant de se figer dans le temps. Ce temps de pose si précieux n’existe plus et l’immédiateté empêche la réflexion approfondie. Il faudrait réapprendre à regarder le paysage urbain et son architecture comme le faisaient ces précurseurs ; leurs photographies possédaient cet art de capter l’image tout en lui donnant une perspective critique sensible. Pourra-t-on aujourd’hui cheminer avec autant de sérénité et d’acuité vers la reconstruction de Notre-Dame ?
1 Appelé simplement « Opéra » pendant plus de cent ans, il est renommé « Opéra Garnier », en référence à son architecte, après la construction de l’Opéra Bastille en 1988-1989.
2 La référence de ces chiffres et nombres précis provient de l’ouvrage suivant : DE MONCAN, Patrice et Charles MARVILLE. Paris Avant-Après, Éditions du Mécène, 2010, 451 p.
Les Éditions du Mécène