Villes transitoires – ou comment renouveler l’usage par la mise en mouvement du paysage urbain Rue King. Source : Ville de Toronto

Ayant jadis entériné la sédentarisation de l’homme, les villes deviennent transitoires au troisième millénaire. Non qu’elles se déplacent à travers le globe, mais elles bougent de l’intérieur, évoluant au gré des usages et des usagers. À l’occasion du colloque qu’elle organisait le printemps dernier sous le titre « Transformer nos rues, un enjeu pluridisciplinaire », l’Association des architectes paysagistes du Québec (AAPQ) a souligné quelques-unes des nombreuses initiatives québécoises et ontariennes engagées dans la mouvance transitoire.

Bien que de plus en plus répandu, le concept d’urbanisme « transitoire » reste inconnu de beaucoup de citadins, qui n’en auront pas moins été les acteurs à l’une ou l’autre occasion, tant les projets fleurissent actuellement à travers les villes. Inscrit dans la lignée des interventions éphémères et autres appropriations spontanées de l’espace public, le transitoire achève en quelque sorte le basculement, initié dès les années 1980, d’un urbanisme planifié en mode top-down à des interventions localisées et recentrées autour de l’humain. Comme son nom l’indique, le transitoire se destine à ne pas durer, opérant le passage entre une situation inadaptée ou obsolète vers sa résolution à long terme. Il ne s’agit donc pas d’événementiel, mais d’un processus incrémental, qui vise à mieux comprendre la nature et le fonctionnement des espaces en vue de réaliser des aménagements urbains d’autant plus pérennes qu’ils auront été testés directement par leurs futurs utilisateurs et adaptés selon leurs réactions.

Espaces publics

Plus concrètement, le transitoire s’intéresse aux espaces publics qui ne sont pas utilisés, ou plus, ou mal. Plus concrètement encore, le transitoire consiste en un peu de peinture sur le sol, quelques briques et palettes de bois récupérées sur un chantier, des pièces de mobilier de seconde main disposées çà et là. Ces éléments, peu coûteux et faciles à mettre en œuvre, permettent de simuler diverses spatialités durant une, deux ou trois années, le temps d’expérimenter les configurations et les usages, et de les faire évoluer vers un projet optimal. Au cours de la « transition », rien n’est démoli, rien n’est construit pour de bon. On essaie et on fait marche arrière, ou plutôt, on emprunte d’autres voies, quand les précédentes ne mènent nulle part. Car le transitoire n’est pas synonyme de miracle, et nécessite du temps. Un temps long… et rapide à la fois. Long, parce qu’il implique des années de réflexion, de discussion et d’expérimentation. Rapide, parce qu’il ne demande parfois pas plus d’une nuit pour modifier du tout au tout la façon dont on appréhende et utilise un espace.

Prenons l’exemple de New York, transformé une rue après l’autre par Janette Sadik-Khan, commissaire aux transports entre 2007 et 2013, et aujourd’hui prêcheuse de bonne parole à travers les administrations de villes du monde entier (d’ailleurs en visite à Montréal le 25 avril dernier dans le cadre du Rendez-vous Collectivités viables). Outre la piétonnisation des rues, le travail mené par Sadik-Khan a notamment abouti à la création de 643 km de pistes cyclables, de 60 places publiques et de 7 lignes de bus. Comment y est-elle parvenue ? Sadik-Khan proscrit les longs débats pour une action rapide et réversible. Pour elle, la bataille doit se jouer sur le terrain, données à l’appui. Le cas de Times Square illustre son efficacité : victime de graves problèmes de congestion jusqu’en 2009, la place a été complètement libérée en une seule nuit d’été, durant laquelle des agents municipaux ont installé une série d’aménagements rétractables barrant la route aux voitures. Configuration adoptée après six mois d’essai : on marche désormais librement sur le « Carrefour du Monde ».

Janette Sadik-Khan, commissaire aux transports, Ville de New York (2007 et 2013), a laissé son empreinte dans le paysage urbain de la métropole américaine, notamment Times Square. Photo : Olugbenro

Retour de l’autre côté de la frontière, où le transitoire fait également son chemin. Le colloque de l’AAPQ, opportunément axé sur la mobilité au sein des villes et les moyens de redonner rues et espaces publics aux piétons et cyclistes, en a donné trois illustrations au cours de sa dernière session intitulée « Les villes en mouvement ». La rue Roy à Montréal, la rue Sparks à Ottawa et la rue King à Toronto ont ainsi été présentées par les principaux porteurs de projet : la municipalité, « propriétaire » des espaces publics, et le concepteur (urbaniste, architecte ou paysagiste).

Rue Roy

La rue Roy à Montréal fait actuellement l’objet d’un processus de piétonnisation dans le cadre du Programme d’implantation des rues piétonnes et partagées (PIRPP), initié par la Ville de Montréal en 2014.

La venelle piétonne et cycliste des Terrasses Roy, Montréal. Photo : Mélanie Dusseault

Parmi les 15 projets lancés depuis au sein de 10 arrondissements différents, les Terrasses Roy consistent en un aménagement temporaire de 1 000 m², inscrit entre la rue De Bullion et l’avenue Coloniale, au cœur du Plateau-Mont-Royal. La firme Castor et Pollux s’inspire ici des cultures en terrasse pour implanter des « terrasses en culture » à cheval sur la chaussée et, ainsi, en effacer les limites et modifier la perception du lieu. Au nombre de cinq, ces terrasses libèrent entre elles une venelle partagée entre piétons et cyclistes. À chacune est lié un type de plantation et d’usage, l’agriculture urbaine favorisant l’appropriation par l’invitation à entretenir et à récolter. Réalisé par Jack World inc. pour un budget minimal de 40 000 $ (soit 40 $/m²), le projet intègre un processus de bonification continu, qualifié de « tactique » par ses conceptrices, et notamment basé sur le sondage des riverains par le Centre d’écologie urbaine de Montréal.

Schéma d’approche du paysage tactique. Source : Castor et Pollux

Après plusieurs remaniements (affirmation des entrées, élargissement de la circulation ou extension des surfaces végétalisées), Castor et Pollux livre ses dernières recommandations à l’été 2019, sans pouvoir toutefois aller jusqu’au bout du projet, la Ville réservant sa réalisation finale à l’interne.

Rue Sparks

La rue Sparks à Ottawa ne serait rien de moins que le premier mail piétonnier au Canada. Aujourd’hui dans un état critique, elle nécessitait une rénovation profonde afin de satisfaire les volontés municipales d’en faire « un lieu de rassemblement, de célébration et de mise en valeur d’un large éventail de la culture canadienne et autochtone contemporaine1 ». Deux années seront ainsi données à vlan paysages pour développer un plan directeur, à grand renfort de consultations publiques et de projets pilotes. La demande étant de confirmer le statut de « vitrine culturelle » de la rue en priorisant le piéton et la végétation, et en encourageant la programmation d’activités permanentes et éphémères.

Aménagement de la rue Sparks durant la saison estivale. Source : Ville d’Ottawa

Un défi, si l’on considère son profil long et étroit, et son fonctionnement naturellement calé sur les horaires de travail et d’ouverture des magasins. Comment assurer une animation constante des lieux ? Comment négocier le dialogue entre les piétons, nouveaux « rois » du bitume, et les véhicules, seulement autorisés à certaines heures et en cas de livraison ? Outre la répartition d’îlots programmatiques, l’intégration à une « promenade culturelle » ponctuée d’art public et la mise en lumière des façades, la réponse passera ici par l’implantation sur le chantier du bureau des concepteurs : pour encourager vraiment l’interaction, on ne demande plus aux citoyens d’aller vers les professionnels, on vient à eux.

Rue King

La rue King à Toronto, la plus achalandée et l’une des plus congestionnées de la capitale ontarienne, entame sa transformation en 2017 à l’initiative de la Ville de Toronto et de sa commission de transport. L’idée, désormais familière : donner priorité aux piétons, cyclistes et usagers des transports en commun en restreignant les automobilistes. Rien de saugrenu ici, puisqu’on avançait déjà plus vite sur deux jambes que sur quatre roues dans un espace pourtant dédié à 75 % aux véhicules motorisés ! La voiture ne sera toutefois pas bannie, mais limitée dans ses voies et ses manœuvres.

Articulation des différents usages et modes de déplacement sur la rue King. Source : Ville de Toronto

Le tramway (rare rescapé parmi ceux circulant sur le territoire canadien au début du siècle dernier) circule plus librement, et s’agrémente d’aires protégées pour l’attente et l’accès. Il passera ainsi de 72 000 usagers (déjà le plus gros chiffre d’Amérique de Nord) à 84 000 après les travaux. Le piéton jouit quant à lui d’un espace élargi, aux équipements et activités régulièrement renouvelés – bacs à fleurs, frites de piscine, jeux interactifs, terrasses de bric et de broc, compétitions de design et d’art. En résultera notamment un superbe doigt levé en sculpture de glace, cadeau d’un commerçant pour remercier la Ville de son initiative. Beaucoup demanderont effectivement l’arrêt du projet dans les premiers temps de sa mise en place, avant de s’y adapter progressivement, ou plutôt, d’adapter celui-ci à leurs activités et modes d’usage.

Car le transitoire ne consiste pas simplement à supprimer une voie carrossable pour la remplacer par une piste cyclable, deux passages pour piétons et trois pots de fleurs. Le transitoire consiste à faire le projet ensemble, pour de vrai, afin que chacun soit un acteur de sa réalisation, et plus tard son usager. Ajoutez à cela quelques critères de durabilité et de biodiversité ; le transitoire serait-il le mode de conception de demain ?

Scénario type du projet transitoire

- Choix du site (éventuellement sur appel à projets auprès des quartiers et arrondissements).

- Consultation des acteurs impliqués et des citoyens afin de comprendre les enjeux et de fixer les objectifs.

- Conception du projet avec ou sans collaboration citoyenne.

- Réalisation du projet pilote sur le site.

- Évaluation continue de la réception du projet par les usagers (observation in situ, consultation du tiers et analyse statistique).

- Adaptation(s) du projet jusqu’à la définition d’un projet pérenne.

1 Extrait du programme du colloque 2019 de l’AAPQ.

 


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