Bien que de plus en plus répandu, le concept d’urbanisme « transitoire » reste inconnu de beaucoup de citadins, qui n’en auront pas moins été les acteurs à l’une ou l’autre occasion, tant les projets fleurissent actuellement à travers les villes. Inscrit dans la lignée des interventions éphémères et autres appropriations spontanées de l’espace public, le transitoire achève en quelque sorte le basculement, initié dès les années 1980, d’un urbanisme planifié en mode top-down à des interventions localisées et recentrées autour de l’humain. Comme son nom l’indique, le transitoire se destine à ne pas durer, opérant le passage entre une situation inadaptée ou obsolète vers sa résolution à long terme. Il ne s’agit donc pas d’événementiel, mais d’un processus incrémental, qui vise à mieux comprendre la nature et le fonctionnement des espaces en vue de réaliser des aménagements urbains d’autant plus pérennes qu’ils auront été testés directement par leurs futurs utilisateurs et adaptés selon leurs réactions.
Espaces publics
Plus concrètement, le transitoire s’intéresse aux espaces publics qui ne sont pas utilisés, ou plus, ou mal. Plus concrètement encore, le transitoire consiste en un peu de peinture sur le sol, quelques briques et palettes de bois récupérées sur un chantier, des pièces de mobilier de seconde main disposées çà et là. Ces éléments, peu coûteux et faciles à mettre en œuvre, permettent de simuler diverses spatialités durant une, deux ou trois années, le temps d’expérimenter les configurations et les usages, et de les faire évoluer vers un projet optimal. Au cours de la « transition », rien n’est démoli, rien n’est construit pour de bon. On essaie et on fait marche arrière, ou plutôt, on emprunte d’autres voies, quand les précédentes ne mènent nulle part. Car le transitoire n’est pas synonyme de miracle, et nécessite du temps. Un temps long… et rapide à la fois. Long, parce qu’il implique des années de réflexion, de discussion et d’expérimentation. Rapide, parce qu’il ne demande parfois pas plus d’une nuit pour modifier du tout au tout la façon dont on appréhende et utilise un espace.
Prenons l’exemple de New York, transformé une rue après l’autre par Janette Sadik-Khan, commissaire aux transports entre 2007 et 2013, et aujourd’hui prêcheuse de bonne parole à travers les administrations de villes du monde entier (d’ailleurs en visite à Montréal le 25 avril dernier dans le cadre du Rendez-vous Collectivités viables). Outre la piétonnisation des rues, le travail mené par Sadik-Khan a notamment abouti à la création de 643 km de pistes cyclables, de 60 places publiques et de 7 lignes de bus. Comment y est-elle parvenue ? Sadik-Khan proscrit les longs débats pour une action rapide et réversible. Pour elle, la bataille doit se jouer sur le terrain, données à l’appui. Le cas de Times Square illustre son efficacité : victime de graves problèmes de congestion jusqu’en 2009, la place a été complètement libérée en une seule nuit d’été, durant laquelle des agents municipaux ont installé une série d’aménagements rétractables barrant la route aux voitures. Configuration adoptée après six mois d’essai : on marche désormais librement sur le « Carrefour du Monde ».
Janette Sadik-Khan, commissaire aux transports, Ville de New York (2007 et 2013), a laissé son empreinte dans le paysage urbain de la métropole américaine, notamment Times Square. Photo : Olugbenro
Retour de l’autre côté de la frontière, où le transitoire fait également son chemin. Le colloque de l’AAPQ, opportunément axé sur la mobilité au sein des villes et les moyens de redonner rues et espaces publics aux piétons et cyclistes, en a donné trois illustrations au cours de sa dernière session intitulée « Les villes en mouvement ». La rue Roy à Montréal, la rue Sparks à Ottawa et la rue King à Toronto ont ainsi été présentées par les principaux porteurs de projet : la municipalité, « propriétaire » des espaces publics, et le concepteur (urbaniste, architecte ou paysagiste).
Rue Roy
La rue Roy à Montréal fait actuellement l’objet d’un processus de piétonnisation dans le cadre du Programme d’implantation des rues piétonnes et partagées (PIRPP), initié par la Ville de Montréal en 2014.
La venelle piétonne et cycliste des Terrasses Roy, Montréal. Photo : Mélanie Dusseault
Parmi les 15 projets lancés depuis au sein de 10 arrondissements différents, les Terrasses Roy consistent en un aménagement temporaire de 1 000 m², inscrit entre la rue De Bullion et l’avenue Coloniale, au cœur du Plateau-Mont-Royal. La firme Castor et Pollux s’inspire ici des cultures en terrasse pour implanter des « terrasses en culture » à cheval sur la chaussée et, ainsi, en effacer les limites et modifier la perception du lieu. Au nombre de cinq, ces terrasses libèrent entre elles une venelle partagée entre piétons et cyclistes. À chacune est lié un type de plantation et d’usage, l’agriculture urbaine favorisant l’appropriation par l’invitation à entretenir et à récolter. Réalisé par Jack World inc. pour un budget minimal de 40 000 $ (soit 40 $/m²), le projet intègre un processus de bonification continu, qualifié de « tactique » par ses conceptrices, et notamment basé sur le sondage des riverains par le Centre d’écologie urbaine de Montréal.
Schéma d’approche du paysage tactique. Source : Castor et Pollux
Après plusieurs remaniements (affirmation des entrées, élargissement de la circulation ou extension des surfaces végétalisées), Castor et Pollux livre ses dernières recommandations à l’été 2019, sans pouvoir toutefois aller jusqu’au bout du projet, la Ville réservant sa réalisation finale à l’interne.