Le nouveau rapport du GIEC, publié en mars 2022, est très pressant : nous avons moins de trois ans pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre et éviter des bouleversements qui rendraient la vie impossible dans de nombreux endroits de la planète et causeraient de nombreux mouvements de population. Il existe heureusement une large palette de solutions. Ces nouvelles pratiques en appellent au bon sens et à un retour à des usages mesurés pour couvrir les vrais besoins, se détacher du superflu et vivre de manière plus conviviale. Elles doivent être mises en place immédiatement et simultanément dans tous les domaines d’activité : l’agriculture, l’industrie, la mobilité et, en particulier, le bâtiment.
Un manifeste
Le secteur du bâtiment et des travaux publics produit environ 40 % des déchets et des émissions de gaz à effet de serre tout en consommant 60 % des ressources. Un changement radical s’impose. C’est ce que défend le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative dans l’architecture et le ménagement des territoires que j’ai lancé en janvier 2018 avec l’ingénieur Alain Bornarel et l’architecte et l’urbaniste Philippe Madec.
Frugalité, une définition
La frugalité est la juste consommation des fruits de la Terre. Dans l’architecture et l’aménagement du territoire, c’est d’abord une posture qui touche trois domaines d’action : l’usage raisonné du sol, la réduction de la consommation d’énergie et la priorité à des matériaux de construction biosourcés et géosourcés issus de la région. Le tout selon un processus holistique et collaboratif suscitant l’essor de relations humaines bienveillantes autour d’un projet commun. Les membres de ce mouvement international veulent donner envie aux professionnels, décideurs et citoyens de s’impliquer dans le nécessaire changement de paradigme : « Dans les esprits, l’usage partagé prend le pas sur la possession, la mutualisation sur la privatisation, la frugalité sur le gaspillage. »
Vous pouvez lire et signer le manifeste sur le site (www.frugalite.org) et rejoindre le groupe local en cours de création au Québec.
En juillet 2022, ce manifeste a déjà été signé par plus de 14 500 personnes de 85 pays, et quelques professionnels engagés envisagent d’en créer un au Québec. Une quarantaine de groupes locaux sont actifs dans les régions françaises et à l’étranger. L’objectif commun est une architecture plus respectueuse du vivant et des ressources naturelles, qui transforme l’existant avant de construire du neuf, qui valorise les matériaux renouvelables et les savoir-faire locaux et qui privilégie des solutions techniques robustes tout en proposant un équilibre entre tradition et modernité.
Pour en savoir plus :
www.frugalite.org
MOUVEMENT POUR UNE FRUGALITÉ HEUREUSE ET CRÉATIVE. Commune frugale – La révolution du ménagement, Actes Sud, 2022.
GAUZIN-MÜLLER, DOMINIQUE. Architecture frugale dans le Grand Est – 20 exemples inspirants, Association Frugalité heureuse et Maison de l’architecture de Lorraine, 2021.
Frugalité dans l’usage du sol
Centre socioculturel dans l’ancienne mairie d’Arches. – Source : © Atelier d’architecture HAHA – Architecte : Atelier d’architecture HAHA
L’approche frugale commence dès le choix de l’implantation d’un bâtiment et de la rédaction du programme. Elle suscite parfois la question suivante : faut-il vraiment construire ? Elle appelle une utilisation raisonnée du foncier, le respect du site et la valorisation du territoire. Elle participe à la protection de la biodiversité. Elle lutte contre le mitage du paysage et peut aller jusqu’à la sanctuarisation des terres agricoles, afin de garantir une production alimentaire locale. Le mouvement de la frugalité encourage la métamorphose du « déjà là » pour donner une nouvelle vie à des immeubles existants. Les exemples sont variés : transformation de friches urbaines en pépinières d’entreprises, revitalisation d’un centre-bourg grâce à la rénovation d’un ensemble immobilier délabré, conversion d’une chapelle en espace culturel ou d’une ferme en boulangerie pour conserver un commerce de proximité dans un village, etc. En Alsace et en Lorraine, où les groupes locaux sont particulièrement actifs, les exemples inspirants sont nombreux.
Au centre du bourg d’Arches, dans le massif montagneux des Vosges, l’ancienne mairie a ainsi été transformée en centre socioculturel. Sa pièce maîtresse est une médiathèque, une « boîte à livres » très isolée par de la laine de bois glissée entre les vieux murs en pierre. Structure, aménagement intérieur et mobilier sont en hêtre, une essence abondante en Lorraine, mais encore très peu exploitée dans la construction. L’atelier d’architecture HAHA, qui a conçu le projet, travaille depuis des années à sa valorisation, en favorisant les circuits courts.
Frugalité dans l’usage des matériaux
Halle polyvalente à Ancy-Dornot. – Photos : © Julian Pierre – Architecte : Christophe Aubertin/Studiolada
Le béton armé est responsable d’environ 8 % des émissions de CO2. Gros consommateur d’énergie, d’eau, de sable et de granulats, de plus en plus rares, il devrait être réservé aux usages pour lesquels il est incontournable, comme les fondations et les ouvrages d’art. Les choix frugaux concernant les matériaux et leur mise en œuvre doivent être guidés par l’usage de ressources locales et la valorisation de savoir-faire artisanaux. Cela permet de minimiser l’empreinte environnementale des bâtiments et de participer à l’essor économique du territoire qui les entoure, en développant des filières de production en circuit court. Terre, bois, paille, chanvre… les matériaux vernaculaires peuvent aussi servir la modernité tout en assurant le confort des usagers.
La spectaculaire halle en bois d’Ancy-Dornot, conçue par Christophe Aubertin, peut vraiment être qualifiée de frugale : pour un tiers du budget d’un bâtiment isolé et chauffé, cet espace de 12 m de hauteur s’adapte à de multiples fonctions. Marché couvert, chapiteau ou skate park en temps normal, la halle peut se transformer, grâce à des bâches amovibles, en lieu clos pour accueillir fêtes et spectacles. Ce projet au faible bilan carbone a renforcé l’économie locale : le pin noir, coupé dans les forêts d’Ancy, a été transformé en planches de bardage dans une scierie proche et mis en œuvre par le charpentier du bourg.
Frugalité en énergie
Centre œnotouristique Viavino à Saint-Christol. – Photos : © Luc Barré – Conception : Philippe Madec (architecte) et Alain Bornarel (ingénieur)
Dans le domaine de l’énergie, le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative prône des solutions sobres et efficaces pour assurer le confort thermique, en été comme en hiver. Quand ils sont minimisés par des mesures bioclimatiques, une isolation renforcée et une ventilation naturelle, les besoins peuvent être couverts par des énergies renouvelables produites localement. Loin de la mode des « bâtiments intelligents », qui dépendent d’installations techniques parfois fragiles et lourdes en maintenance, certains projets consomment jusqu’à dix fois moins d’énergie grâce à des mesures simples et efficaces. Inventivité et intelligence collective conduisent à des solutions robustes, qui misent sur l’implication des occupants.
Deux coauteurs du Manifeste de la frugalité, Philippe Madec et Alain Bornarel, ont appliqué ensemble ces principes pour le centre œnotouristique Viavino, ouvert en 2014 à Saint-Christol, près de Montpellier. Construits avec de la pierre et du bois locaux, les bâtiments sont ZEN (zéro énergie) grâce à la combinaison d’un puits canadien pour tempérer l’air neuf, de tourelles à vent pour une ventilation naturelle et de panneaux photovoltaïques pour produire de l’électricité.
Nouveaux processus de conception et de mise en œuvre
Maison des enfants à Tendon. – Source : © Atelier d’architecture HAHA
La frugalité vise la décroissance du matériel, mais prône la croissance et l’épanouissement des relations humaines, dans toute leur richesse. La conception de bâtiments frugaux fait souvent l’objet d’une démarche participative intégrant les futurs usagers, voire les riverains. Elle instaure dès l’amont une collaboration bienveillante entre tous les acteurs, du maître d’ouvrage aux entreprises, en passant par les architectes, les ingénieurs des bureaux d’études et de contrôle, etc.
Le centre périscolaire, la Maison des enfants à Tendon a bénéficié du dynamisme qu’apporte l’intelligence collective. Malgré sa silhouette inhabituelle, il a trouvé naturellement sa place au cœur de ce village des Vosges. Les enfants affectionnent la salle à manger ouverte sur la place, la salle d’activités de l’étage et la galerie sous le toit. Grâce à la forme compacte et à 37 cm d’isolation en bottes de paille, le poêle à bois installé au centre du bâtiment suffit pour le chauffage. Le hêtre est ici omniprésent : structure, lambris des murs et du plafond, parquet, portes et escalier. De la forêt communale au chantier, il n’a parcouru que 55 km, avec un arrêt chez le scieur puis chez le charpentier, où les caissons ont été remplis de paille fournie par des agriculteurs voisins. Le bois est aussi un outil pédagogique dont les qualités visuelles et haptiques éveillent les sens des enfants. Selon le maire de Tendon, Gérard Clément : « Le bâtiment stocke beaucoup de carbone et participe à la lutte contre les changements climatiques, mais la frugalité, c’est aussi les petits bonheurs simples des enfants qui l’utilisent et de leurs parents. »
La frugalité heureuse et créative est une philosophie et un processus ouvert fondés sur le partage des connaissances, la confiance mutuelle, l’intelligence collective, la recherche de la beauté, l’empathie et le plaisir commun. L’essentiel est dans l’humain, pas dans la technique !