Marville et Caillebotte – Photographes d’architecture haussmannienne Cabinet d’aisances, place Saint-Sulpice, Paris (1865) – Photo : Charles Marville

Charles Marville et Martial Caillebotte, photographes du XIXe siècle, ont mis en lumière le prodigieux changement du tissu urbain parisien.

L’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris questionne l’importance du patrimoine et sa pertinence dans le monde contemporain. Faut-il repenser le bâtiment patrimonial emblématique du roman de Victor Hugo ? Doit-on reconstruire la flèche de sept tonnes que l’architecte Viollet-le-Duc y a ajoutée lors de sa restauration en 1860 ? Après un tel désastre, la photographie d’architecture peut contribuer à l’analyse des choix des bâtisseurs.

Charles Marville et Martial Caillebotte, photographes du XIXe siècle, ont mis en lumière le prodigieux changement du tissu urbain parisien accompli en cinquante ans sous l’impulsion de Napoléon III et orchestré par le préfet de la Seine, Georges Eugène Haussmann. Leur éclairage sur la ville fait partie des éléments qui permettent un recul nécessaire à la reconstitution d’un bâtiment et au réaménagement urbain. Parcourons de leur point de vue les environs de Notre-Dame et du Paris haussmannien.

Charles Marville et Martial Caillebotte, photographes du XIXe siècle, ont mis en lumière le prodigieux changement du tissu urbain parisien  – Source : ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène / Collection particulière © Comité Caillebotte, Paris.

Les deux Paris de Charles Marville (1816-1879)

De nos jours, lorsqu’on déambule près de Notre-Dame et en bord de Seine, il est difficile d’imaginer un décor de misère humaine et de cloaques artisanaux dans des rues si agréables à parcourir et à découvrir. C’est pourtant ce qu’illustre le photographe officiel de la Ville de Paris, Charles Marville, en 1862. La municipalité le mandate pour photographier les rues les plus anciennes sur le point d’être détruites par les grands travaux haussmanniens. Les plus grandes ont une largeur de 5 mètres, les autres, de 1 à 2 mètres. Baraques, boutiques, vieux hôtels et maisons délabrées sont érigés de chaque côté. Une population miséreuse s’y entasse, durement touchée par les épidémies de choléra (1832 et 1849). Quelque 425 clichés de Marville illustreront ce théâtre architectural, urbain et humain.

Ruelles et rues de Paris avant les travaux haussmanniens. Certaines rues ont une largeur de 1 à 2 mètres. L’église Saint-Eustache, Notre-Dame et plusieurs autres n’ont pas de parvis dégagé et s’accolent aux masures et boutiques délabrées – Source : ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène.

Quinze ans plus tard, en 1877, Marville photographie les grandes artères, nouvelles voies et monuments construits dans la capitale sous le Second Empire. Paris a connu un bouleversement extraordinaire avec ses grands travaux, acquérant le statut de ville la plus moderne d’Europe. Des rues larges, un nouvel éclairage public et un nouveau mobilier urbain dessiné avec soin l’ont redéfini. Au total, 320 000 appartements neufs ont remplacé 120 000 logements insalubres. On compte 200 km de nouvelles voies bordées de larges trottoirs où s’alignent 600 000 arbres.

Les nouveaux bâtiments qui accueillent commerces et logements sont appelés dès lors, et encore aujourd’hui, « immeubles haussmanniens » (en référence au baron Haussmann, à qui l’empereur a confié en 1860 la transformation de Paris). Adapté aux nouvelles avenues, son modèle architectural fait pousser des immeubles tous assez semblables, en pierre de taille claire, de six ou sept étages, percés d’ouvertures rythmées et ornementées de détails architecturaux sculptés dans la pierre et de balcons en fer forgé au deuxième et quatrième étage. Ils sont coiffés de toits à la Mansart sous lesquels se trouvent des chambres de bonne exigües et sans confort contrastant avec les appartements bourgeois des étages inférieurs.

Parmi les diverses commandes de la Ville de Paris, Marville fut chargé de photographier le nouveau mobilier urbain – bancs publics, kiosques, fontaine (ici la Fontaine des Innocents, place Joachim-du-Bellay), cabinet d’aisances, etc. – et les nouveaux lampadaires. À propos, la photo du réverbère à deux branches, angle avenue Rapp et rue Saint-Dominique (1877) a valeur de symbole. Le réverbère divise le paysage en deux. À droite, le Paris d’avant 1853, avec ses maisons vétustes, et à gauche, les nouveaux immeubles haussmanniens en pierre de taille et leurs balcons ouvragés – Photos : Charles Marville.

Monuments et places publiques en clichés emblématiques

Plusieurs monuments d’envergure construits sous la direction de Georges Eugène Haussmann sont photographiés par Charles Marville. Le plus spectaculaire est l’Opéra Garnier1, édifié à la demande de l’impératrice Eugénie. Les halles centrales de Baltard (à l’emplacement de l’actuel Centre Pompidou) accueillent un immense marché de denrées alimentaires. Les places publiques du Châtelet et de la République sont créées dans un esprit ouvert et aéré. Elles confèrent au paysage urbain la notion de perspective, si chère au baron Haussmann. On dit qu’elles offrent aussi une meilleure vue pour tirer sur les frondeurs. La Révolution française de 1789 est encore bien présente dans les esprits des gouvernants de l’époque.

Le Louvre et la cathédrale Notre-Dame sont désencombrés des masures qui avaient été construites devant leur porche et aux alentours, avec pour résultat le panorama dégagé sur ces deux monuments emblématiques que l’on peut admirer aujourd’hui.

Sous les pavés de cette nouvelle ville, on installe 600 km d’égouts. On alimente également les immeubles en eau, passant de 33 000 à 245 000 m3 d’eau potable distribuée, ce qui équivaut à 840 km de canalisations2.

La grandeur et la magnificence de l’architecture du XIXe siècle redonnent sa dignité à « Paris Ville Lumière ». Pendant plus de vingt ans, les photographies de Charles Marville ont immortalisé et révélé au monde entier la métamorphose de la capitale aboutissant à son prestigieux statut. 

Martial Caillebotte – Photographe impressionniste (1853-1910)

Contemporain de son confrère Marville, Martial Caillebotte, photographe mais également pianiste et compositeur, précurseur de la musique impressionniste, n’a pas pour objectif de convaincre le public que Paris s’est transfiguré sous le Second Empire. En observant la capitale au moment où ses grands travaux sont bien avancés (ils se prolongeront jusqu’au début du XXe siècle), il perpétue néanmoins la tradition de valorisation de la nouvelle architecture haussmannienne.

Photographié par Martial Caillebotte, le jardin du Louvre, les Tuileries et la grande allée de la rue de Rivoli la bordant (6 février 1892) – Photo : Martial Caillebotte / Collection particulière © Comité Caillebotte, Paris.

Après avoir habité à Yerres, il s’installe avec son frère, le peintre Gustave Caillebotte, dans un appartement près de l’Opéra Garnier. Martial est un excellent photographe attaché à la représentation des charmes et des joies de la vie bourgeoise. Curieusement, il photographie ce que son frère Gustave peint, ou du moins s’inspire de ses tableaux impressionnistes pour choisir des cadrages et capter une composition d’ensemble à saisir. Ses prises de vue picturales en font un reporter des chroniques bourgeoises de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

Opéra Garnier, rue Auber et rue Scribe entre 1892 et 1895. Il est probable que Martial Caillebotte ait pris la photo à partir du balcon de son appartement rue Scribe,  mais nous n’en avons pas  la certitude. Sur ce balcon, photo de 1891 de Marie Minoret, avec qui Martial Caillebotte se marie en 1887. Il déménage alors rue Scribe près de l’Opéra, dont on aperçoit un des acrotères. L’immeuble semble d’architecture haussmannienne par la rythmique des volets des ouvertures et le balcon en fer forgé – Photos : Martial Caillebotte / Collection particulière © Comité Caillebotte, Paris.

Et que dire de Notre-Dame ?

Charles Marville a contribué à répandre le charme de Notre-Dame. Il l’a d’abord photographiée telle qu’elle se présentait depuis 1786, avant l’ajout d’une flèche et de motifs par Viollet-le-Duc. Très abîmée par le temps, la cathédrale a subi d’importantes modifications de 1844 à 1864. Marville a par la suite immortalisé ses nouveaux atours, dont la flèche très haute munie d’un coq à son sommet, des statues des apôtres, un personnage empruntant les traits de Viollet-le-Duc et des gargouilles parmi lesquelles on reconnaît Quasimodo (personnage du roman Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, paru en 1831).

Photographiée par Marville, Notre-Dame de Paris avant et après l’ajout de la flèche dessinée par l’architecte Viollet-le-Duc en 1860 – Photo : Charles Marville – ©Patrice de Moncan-Les Éditions du Mécène.

Avec la restauration prochaine de la cathédrale, nous assisterons à une nouvelle métamorphose photographiée. Cette fois, des outils numériques permettront de créer une transformation virtuelle immédiate. Le tissu urbain parisien photographié par Marville et Caillebotte a mis vingt ans avant de se figer dans le temps. Ce temps de pose si précieux n’existe plus et l’immédiateté empêche la réflexion approfondie. Il faudrait réapprendre à regarder le paysage urbain et son architecture comme le faisaient ces précurseurs ; leurs photographies possédaient cet art de capter l’image tout en lui donnant une perspective critique sensible. Pourra-t-on aujourd’hui cheminer avec autant de sérénité et d’acuité vers la reconstruction de Notre-Dame ? 

Notes
1 Appelé simplement « Opéra » pendant plus de cent ans, il est renommé « Opéra Garnier », en référence à son architecte, après la construction de l’Opéra Bastille en 1988-1989.
2 La référence de ces chiffres et nombres précis provient de l’ouvrage suivant : DE MONCAN, Patrice et Charles MARVILLE. Paris Avant-Après, Éditions du Mécène, 2010, 451 p.
Nos remerciements à Patrice de Moncan. Sans sa contribution, cet article n’aurait pu être aussi richement illustré. M. de Moncan, écrivain, éditeur, économiste, historien de Paris, est aussi un collectionneur. Il détient notamment une impressionnante collection de photos de Charles Marville.

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