Vers l’émergence d’une architecture queer Illustration : Alan MacDonald et Patrick Lilley
Maxime Partouche a effectué des études en arts plastiques, histoire de l’art et design entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Enseignant depuis quelques années, l’Université de Montréal l’a choisi pour former la nouvelle génération de designers d’intérieur au Québec. Fort de son bagage universitaire et culturel, il souhaite réimaginer les frontières entre les disciplines pour offrir une vision élargie du design, de l’architecture et de l’urbanisme.

L’apparition récente des théories queers ne se limite pas à la simple question de la sexualité en proposant une autre dialectique sexe-genre. Bien au contraire, ses aspects transgressifs aboutissent à un nouveau mode de pensée qui peut s’appliquer à bien d’autres domaines et disciplines. Qu’en est-il de l’architecture et du design d’intérieur ?

« Nous entrons dans le temps où les minoritaires du monde commencent à s’organiser contre les pouvoirs qui les dominent et contre toutes les orthodoxies » (Recherches, Trois Milliards de Pervers, 1973).

Sans lui attribuer un caractère purement prémonitoire, cette citation du philosophe et psychanalyste Félix Guattari revêt un aspect particulièrement actuel quand on l’associe au mouvement queer. Le terme queer est en soi intrigant, voire mystérieux : il ne se limite pas, à titre d’exemple, à la seule perception d’homme qui porte du vernis à ongles et montre son côté féminin sortant ainsi du cadre de la masculinité tel qu’il est érigé par la société hétéronomée dans laquelle nous vivons. D’ailleurs, les études qui lui sont consacrées ont permis la remise en cause d’un mode de pensée, d’un mécanisme de fabrication de la narration et de la représentation, en proposant une nouvelle grille d’analyse et d’interprétation à prétention universaliste. Les théories queers s’annoncent au pluriel en raison du caractère protéiforme et mobile des discours enrichissant le mouvement qu’elles incarnent.Sans pour autant être exhaustives, ces dernières ont privilégié une approche intersectionnelle en reconsidérant le fondement de certaines disciplines universitaires (la philosophie, la sociologie, la géographie, etc.) et en affectant quelques pratiques comme l’urbanisme et l’aménagement. Pourtant, l’une d’entre elles reste encore à explorer, l’architecture. C’est dans ce cadre précis que deux professionnels, un architecte et un designer d’intérieur se sont lancé le défi d’appréhender ce sujet en tentant d’explorer une nouvelle approche liée à l’émergence des politiques identitaires actuelles et de leur éventuel impact sur l’environnement bâti.

Issus de la nouvelle génération, ces deux praticiens ne sont pas insensibles à ces discours queers dont la véritable portée idéologique renferme un projet de société qui indéniablement peut avoir une incidence sur la vision de construire l’habitat d’aujourd’hui (ou éventuellement celle de demain). Cette nouvelle approche a déjà contaminé de nombreux domaines parmi les différentes formes d’art comme le cinéma, la photographie, la mode ou encore l’art contemporain. D’ailleurs, l’univers musical n’est pas en reste. À titre d’illustration, la chanteuse initialement connue sous le nom de scène Christine and the Queens a décidé, pour la promotion de son second album de s’identifier dorénavant par le diminutif Chris. Si son personnage musical a mûri avec le temps, elle a créé un alter ego au genre troublé, « Chris, c’est un surnom avec encore moins de genre, avec encore moins de manières aussi[1] ». Autrement dit, elle entend « explorer des fictions masculines en étant une femme[2] ». Avec la montée des politiques identitaires de ces dernières années, le mouvement queer est désormais passé dans les mœurs. Cet état de fait n’a été rendu possible que par l’apparition récente des approches queer, datant d’une trentaine d’années, porteuses de l’idée selon laquelle l’identité sexuelle d’un individu ne se limite pas exclusivement à deux options de genre, celle du féminin ou celle du masculin, mais pourrait bien comporter une troisième possibilité, voire plusieurs autres. Ce contexte particulier a suscité entre nous deux une discussion passionnée sur la pertinence des théories queer dans la pratique et l’étude des disciplines liées au domaine de l’architecture.

Plan

Le point de départ de notre article consiste à faire le tour d’horizon des stéréotypes qui sillonnent chacune de nos professions. L’objectif étant d’étudier la construction du genre et son inscription dans l’environnement bâti. Par la suite, nous poserons les jalons de l’approche queer en tentant de déterminer si l’Architecture, affublée de son A majuscule, (démontrant son aspect inclusif, en intégrant à notre réflexion le design d’intérieur) est une discipline perméable au mouvement queer et aux théories qui le soutient. Enfin, nous illustrerons nos propos en proposant des exemples d’architectes dont la démarche, quand le projet le permet, souhaite s’affranchir des stéréotypes archaïques de l’identité de genre alors en vigueur dans nos sociétés occidentales.

I. À l’origine, la notion de genre en architecture

À la question posée : « Qu’est-ce qu’un architecte ? », 80 % des personnes sondées « affirment que l’architecte est un homme qui construit de grands bâtiments » (Leproux 2017, p. 22). A contrario, la femme architecte en serait moins capable. Perception plutôt déformée de la réalité dans la mesure où elle représente aujourd’hui environ 40 % de la profession au Québec[3]. Cette répartition est également partagée en Europe avec un taux plus ou moins similaire. Jusqu’au début du XIXe siècle, elle est généralement cantonnée à la conception et à l’aménagement d’espaces intérieurs qui intéresseraient moins son homologue masculin. Si ce cliché persiste encore de nos jours, c’est que ses racines entrent rapidement en contact avec une réalité historique, puisque « l’association du domestique avec la féminité a aussi relégué un grand nombre de femmes pionnières du design et de l’architecture à la seule conception d’espaces intérieurs » (Olivier Vallerand, 2016). Il a fallu attendre le XXe siècle et ses années 70 pour assister à la remise en question féministe des approches traditionnelles en architecture et à l’émergence d’une nouvelle génération d’architectes au féminin telles que Zaha Hadid, Odile Decq, Itsuko Hasegawa à l’origine de projets d’envergure et de prestige. Ces pionnières, qui participent « à faire le genre » nous mettent en présence d’une interrogation incontournable : ont-elles une vision différente de leurs collègues masculins quand il s’agit de créer un environnement bâti ? Car, là encore, il n’est pas rare de lire ou d’entendre que les femmes architectes produisent des projets organiques, sensuels et fluides. L’on prétend même que, contrairement aux hommes adeptes des matériaux bruts et des lignes droites, elles auraient tendance à privilégier certaines formes, comme les courbes ou certains matériaux caractérisés par leur douceur.

Tous ces stéréotypes ont pour point commun la notion de genre. Le genre décrit ce que la société, à une période donnée, définit comme masculin ou féminin, et doit être distingué du type sexuel qui fait référence aux différences biologiques entre les femmes et les hommes. Ainsi, le genre est d’abord et avant tout une construction sociale, à l’image de la célèbre phrase attribuable à Simone de Beauvoir, « on ne nait pas femme, on le devient » (de Beauvoir, 1949). Ce concept, fondamental pour le mouvement féministe des années 70, a permis de dénoncer l’oppression subie par les femmes en prenant appui sur des facteurs sociaux, culturels et économiques plutôt que biologiques. À travers le prisme du genre, l’architecture fournit une matrice dans laquelle l’étude de l’influence de cette théorie sur l’environnement bâti devient possible. Selon Nicolas Houyoux, « le mouvement des femmes en architecture est passé d’une expression de la différence à celle-là même des différences[4] ». La théorie féministe doit alors être perçue comme un terreau fertile pour la mise en place de la théorie queer qui se déploierait aujourd’hui comme une version améliorée de celle-ci. En accord avec cette perception, Aaron Betsky, architecte de formation, affirme dans son livre Queer Spaces, que les gays et les femmes ont toujours été des avant-gardistes quand il s’agissait de créer des environnements dans lesquels ils pouvaient socialiser et se sentir en sécurité. D’après lui, ces groupes d’individus seraient parvenus à trouver de nouvelles formes architecturales qui s’éloignent des choix conventionnels. Cet ouvrage publié en 1997 peut dès lors être considéré comme l’une des toutes premières tentatives de croisement de l’histoire de l’architecture et des « théories de genre ».

II. Théorie queer et architecture

Parler en architecture, d’identités complexes, fluides, multiples, voire changeantes, accentue la difficulté de les appréhender eu égard au système binaire qui obligerait chaque individu à s’identifier soit à un homme, soit à une femme. Sans remettre forcément en question le système établi, le mouvement queer révèle, expose, met en lumière au contraire les nuances identitaires que l’on retrouve entre les deux pôles socialement institués, à savoir, l’homme d’une part et la femme d’autre part.

Le terme queer trouve son origine dans le XVIe siècle anglo-saxon où il était utilisé pour décrire quelque chose d’étrange, de bizarre. Ce n’est que bien plus tard, vers la fin du XIXe siècle, qu’il commence à devenir une insulte homophobe. Loin de s’essouffler avec le temps, sa nature péjorative persiste et s’amplifie violemment pour discriminer la communauté LGBT. À partir des années 1990, la lettre « Q » (pour identifier les personnes queers) s’ajoute au sigle pour élargir la communauté à davantage de minorités sexuelles ou de genre. Période pendant laquelle, la signification du mot queer connait une résurrection surprenante grâce au groupe « Queer Nation ». Ce dernier se réapproprie le terme et le transforme en élément revendicatif, en action positive, en vue de remédier à des situations stigmatisantes, dans un célèbre pamphlet baptisé « Queer Read This[5] ». Le texte deviendra d’ailleurs l’un des piliers fondamentaux de la mouvance queer telle que nous la connaissons aujourd’hui. Actuellement, le mot queer sert surtout de terme parapluie en ayant le mérite de regrouper une multitude de catégories d’individus comme les androgynes, les fluides, les non-binaires, les pansexuels, les transgenres et bien d’autres. Ainsi, comme l’explique Stéphane Lavignotte, « l’approche queer refuse l’enfermement de ces nouveaux sujets dans de nouvelles prisons identitaires qui pourraient perdurer dans le temps, mais refuse également l’illusion du grand soir révolutionnaire de l’abolition des genres[6] ». Cette démarche libératrice dévoile tout le paradoxe de cette théorie, qui en combattant les discriminations, crée à son insu dans l’esprit du grand public des nouvelles typologies d’identité sexuelle ou de genre.

Les théories queers, aussi complexes soient-elles, ne doivent pas être perçues à l’usage exclusif de l’étude du genre et de la sexualité. En la plaçant au cœur de notre réflexion, nous sommes dorénavant en mesure d’établir des ponts avec le domaine de l’architecture et du design. Plus encore, elle a le potentiel de questionner en profondeur, malgré sa relative visibilité dans les faits, son impact sur l’environnement bâti. Revenir à la source est donc indispensable pour établir sa relation avec la théorie architecturale. Il existerait trois filiations pour expliquer l’origine de la théorie queer[7]. La première est reliée à la notion de transidentité, à savoir le fait pour une personne d’avoir une identité de genre différente du sexe assigné à la naissance. L’histoire foisonne d’exemples de personnages célèbres comme Madame de Sancy ou encore le chevalier d’Éon. La deuxième filiation est basée sur l’œuvre de Michel Foucault, et plus exactement sur son livre, intitulé Histoire de la sexualité, paru en 1976, qui relié notamment aux écrits de Derrida, Deluze et Guattari, forme outre-Atlantique ce que l’on appelle la French Theory. Foucault défend dans son livre la position selon laquelle le XIXe siècle n’est pas dépourvu de discours en matière de sexualité dans les domaines où le pouvoir s’exerce. Il va même à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle la loi a pour ultime finalité de punir la sexualité, car selon lui, elle a plutôt tendance à la produire. Son analyse aboutit à l’établissement d’une catégorisation de la sexualité, avec l’hétérosexualité d’un côté et les « anormalités » de l’autre : homosexualité, zoophilie, nymphomanie, etc.  Enfin, la troisième filiation résulte des écrits de Monique Wittig, théoricienne et écrivaine, principalement connue pour avoir endossé le costume de pionnière du Mouvement de la libération de la femme. Dans son ouvrage intitulé Le corps lesbien, elle développe l’idée selon laquelle « » homme » et « femme » sont des concepts d’opposition, des concepts politiques… Si nous, lesbiennes, homosexuels, nous continuons à nous dire, à nous concevoir comme des femmes, des hommes, nous contribuons au maintien de l’hétérosexualité » (Wittig, 1973, p 72-73).

Ainsi, des auteur(e)s comme Teresa de Lauretis, Judith Butler, Donna Haraway et David Halperin se sont inspiré(e)s de ces travaux pour définir et assoir les diverses réflexions idéologiques du mouvement queer dont le fondement principal consiste à remettre en cause l’existence des catégories d’identités sexuelles, en déconstruisant les deux piliers de notre société : l’identité de genre (homme, femme) et l’orientation sexuelle (hétérosexuelle, homosexuelle). Ainsi, le sujet queer élargit le champ des possibles tant au niveau des théories sociologiques, philosophiques, psychologiques, etc., qu’architecturales. En tant que courant de pensée critique, les théories queers détiennent également le potentiel d’influencer la discipline de l’architecture comme le démontrent certains articles qui traitent de ce sujet, mais là encore, des problématiques restent à aborder, touchant de près ou de loin à la construction des identités sexuelles à travers le concepteur (l’architecte) ou l’environnement bâti (dans sa forme et/ou sa fonction). Ainsi, existe-t-il dans chacune de nos professions des profils queers ? Le fruit de leur conception est-il teinté par cette nouvelle idéologie ? Comment cela se manifeste-t-il dans le langage de l’architecture ? Autant de questions qui ouvrent la voie à un domaine émergent.

Après avoir exposé les grandes lignes de l’approche queer pour en saisir les concepts fondamentaux, nous nous sommes mis en quête d’identifier dans notre champ de pratique, des professionnel.les (architectes et designers d’intérieur) susceptibles d’être « labellisés. es queer » ou qui peuvent, à tout le moins, s’identifier comme tel.les. Cette initiative s’est révélée plus délicate que prévu, car si on se réfère aux monographies architecturales actuelles, on constate rapidement l’absence de recherche dédiée aux architectes queers ou à l’existence d’une architecture queer. Seules quelques publications se sont penchées sur la notion de genre en architecture ou encore sur la qualification d’espaces queer laissant le champ libre à une nouvelle approche selon laquelle la théorie queer peut constituer un facteur déterminant aussi bien dans l’aspect formel que dans la programmation de projets architecturaux.

III. En quête d'un.e architecte ou d'une architecture queer

Nos investigations nous ont menés dans un premier temps à s’attarder sur l’œuvre de Zaha Hadid. Parmi les architectes contemporains, elle connait un succès international qui la propulse rapidement au rang de « starchitecte[8] » en devenant la première femme à recevoir le prestigieux prix Pritzker (l’équivalent du Nobel dans le domaine de l’architecture) en 2004. Considérée comme l’une des principales têtes d’affiche du mouvement déconstructiviste, elle est devenue un modèle d’inspiration pour la génération actuelle et ses réalisations sont désormais des cas d’école en marquant le domaine architectural et urbain à travers le monde entier. Nombre de ses projets n’ont pas dépassé le cadre théorique, mais en revanche ceux qui ont fait l’objet d’une construction sont instantanément devenus des figures emblématiques, extrêmement typées. Le regard porté sur son œuvre est systématiquement placé sous la houlette de la société hétéronormée conditionnée par le genre. Autrement dit, les réalisations de Zaha Hadid deviennent l’exemple et le contre-exemple d’une architecture qui oscille selon le type de projet, entre formes « masculines », d’une part et formes « féminines », d’autre part. Le seul élément retenu par les commentateurs actuels consiste à démontrer que sa pratique n’est pas considérée de facto comme étant purement « féminine » corrélativement à son statut de femme. Les exemples les plus communément cités pour illustrer ces propos sont alors la caserne de pompiers du site industriel de l’entreprise allemande Vitra, de l’usine BMW à Leipzig ou encore le Centre d’art contemporain Rosenthal à Cincinnati, symptomatiques d’une facture architecturale dite « masculine ». D’ailleurs, le vocabulaire genré pour décrire ces œuvres à la fois dynamiques et formalistes est le même que celui élaboré au XVIIIe siècle par Jacques François Blondel dans les Cours d’Architecture : « L’architecture masculine n’a pas de décoration, ses plans sont rectilignes, perpendiculaires, elle n’est pas lourde ni massive, elle est adaptée à la taille du site et des demandes du programme, mais reste grande et impressionnante ». Quant à l’architecture féminine, elle « est faite pour charmer, elle permet un degré d’ambiguïté » (Monique Merland, 2015). Là encore, cela fonctionne adéquatement si on l’applique au stade El Wakrah situé au Qatar. Normalement ce projet est censé représenté les formes d’un Dhow, c’est-à-dire un bateau traditionnel de la région, or cette structure surprend par sa forme oblongue et rosée, tel un vagin géant ancré en plein milieu du désert. Si Hadid rejette fermement cette interprétation, ce projet « ne manque pas de saluer cette féminisation involontaire de l’architecture, jusque-là dominée par des bâtiments d’allure phallique[9] », souligne Marie Vaton dans son article publié dans L’Obs.  Mais cette vision hétéronormée apparaît aujourd’hui pour le moins datée, voire désuète, eu égard à l’émergence des théories queer. Comme le souligne Lucas Crawford dans son livre intitulé Transgender Architectonics : The Shape of Change in Modernist Space,Zaha Hadid brouille parfois les pistes en hybridant les genres dans un seul et même projet. Pour illustrer ses propos, il fait référence au magasin Neil Barrett de Tokyo. Ce projet, qui est à mi-chemin entre l’architecture et la sculpture, reflète le dualisme entre l’homme et la femme. Au premier étage, la forme est masculine, forte et dynamique tandis que le second étage abritant des courbes sinueuses suggère la forme féminine. Un second exemple est mentionné, celui des « Stone Towers » au Caire. Ce complexe immobilier d’envergure propose un chapelet de gratte-ciels dont les façades composées de décrochements successifs surplombent de nombreux plans horizontaux de verdure. Ces immeubles aux réminiscences très phalliques, censés représenter la toute-puissance masculine n’atteignent pas leur plein potentiel, en raison de leur implantation sur des terrains verdoyants jugés trop féminins. S’il qualifie cette technique de « gender crossing », nous y voyons enfin la possibilité d’y percevoir les prémices d’une architecture queer. En fait, Zaha Hadid incarne ici l’hypothèse selon laquelle, une architecte, qui ne se réclame pas de la mouvance queer, remet en question sa pratique professionnelle en actualisant une redistribution du pouvoir social et culturel en fonction des nombreux facteurs contextuels (politique, économique, géographique, etc.) dans lesquels le projet s’enracine. Bien que Crawford n’emploie pas le terme queer dans son analyse, il exprime un point de vue primordial concernant Zaha Hadid :

« That her style can be interpreted through so many different gender-based hermeneutics is, perhaps above all, a sign that women, whether regarded as ‘masculine’ or not, are certainly equated with ‘gender’, while men maintain the unmarked position of gender transcendence ».

Traduction libre : « Que son style puisse être interprété à travers tant d’herméneutiques différenciées selon le sexe est, peut-être avant tout, un signe que les femmes, qu’elles soient considérées comme “masculines” ou non, sont certainement assimilées au “genre”, tandis que les hommes maintiennent la position non marquée du genre transcendance ».

Autrement dit, la révolution queer, si elle a lieu, se fera par les femmes qui s’affranchissent volontiers des questions relatives au genre et de la subjectivité sexuelle, elles-mêmes ayant déjà connu la domination « du mâle blanc hétérosexuel », notamment, dans les domaines liés à l’architecture et à la construction.    

Cette supposition peut être nuancée quand l’on découvre Peter Marino. Véritable ovni dans la stratosphère de l’architecture, il est à notre connaissance un cas unique à découvrir, à étudier et certainement à révéler, non pas seulement pour sa pratique, mais surtout pour son regard interdisciplinaire et son attitude queer. Architecte américain, il est aujourd’hui à la tête d’une entreprise prospère éponyme Peter Marino Architect PLLC fondée en 1978. Très rapidement après avoir reçu son diplôme en architecture de l’université de Cornell en 1975, il développe un regard assez critique sur ses prédécesseurs en soulignant leur absence de créativité et d’imagination. Doté d’une fibre artistique plutôt aiguisée, il forge une vision de l’architecture, hors de l’ordinaire, qui fera sa marque de commerce des années plus tard. Dans ses rapports avec les clients qu’ils côtoient, une nouvelle relation s’installe, celle « d’un artiste qui répond à un autre artiste ». Son premier mandat a été commandé par Andy Wharol qui lui demande la réalisation de sa troisième et dernière Factory. S’enchainent par la suite des clients prestigieux, comme Pierre Bergé et Yves Saint-Laurent. L’année 1984 marque un tournant majeur dans sa carrière quand la famille Pressman, propriétaire de l’enseigne new-yorkaise Barneys (qui propose des pièces de haute couture et de créateurs), décide de lui confier la mission de redorer le blason de l’ensemble de ses boutiques. Le succès est alors immédiat, lançant définitivement sa carrière dans ce créneau spécifique de l’architecture et l’aménagement d’espaces commerciaux dédiés au monde du luxe. Désormais, ce sont les marques de haute couture les plus renommées au monde qui défilent à son bureau, citons à titre d’exemples Calvin Klein, Valentino, Fendi, ou encore Chanel. On se l’arrache, car il a le don de transformer la simple boutique de prêt-à-porter en un lieu d’expériences et d’émotions, mais qui n’en demeure pas moins au final particulièrement rentable pour la marque. Dans une entrevue publiée dans Forbes, il explique clairement sa démarche pour réinventer le luxe :

« Twenty, thirty years ago, the purpose of a store was just about shopping. We were shopping because we needed something specific. Today, boutiques are experiential. A luxury store is a mix of experiences of human emotions and aesthetic response where you want to spend enjoyable time. It is all about inspiration. Let’s welcome art and let’s give a message of the brand ».

Traduction libre : « Il y a 20 ou 30 ans, le but d’un magasin était simplement de faire du shopping. Nous faisions des courses parce que nous avions besoin de quelque chose de spécifique. Aujourd’hui, les boutiques sont expérientielles. Un magasin de luxe est un mélange d’expériences d’émotions humaines et de réponse esthétique où vous souhaitez passer un moment agréable. Tout est question d’inspiration. Accueillons l’art et donnons un message de la marque ».

N’étant pas convié à faire partie du cercle très select des « Starchitects » comme peut l’être Zaha Hadid, il bénéficie néanmoins d’une large notoriété dans le milieu très glamour de la mode, au point d’avoir été fait chevalier de la Légion d’honneur en 2012 (France). Il marque les esprits par son talent, mais également par son code vestimentaire. Lors de ses apparitions officielles, il peut en surprendre plus d’un quand il foule le tapis rouge ou lorsqu’il est convié à des évènements mondains. Massif, les bras musclés, tatoué et systématiquement revêtu de combinaison en cuir noir, il semble sortir tout droit de ces personnages archétypaux que l’on retrouve dans les BD érotiques de Tom of Finland. Peter Marino est en rupture complète avec la représentation physique de l’architecte comme on a tendance à se l’imaginer. Dans la conscience collective, on a plutôt tendance à percevoir les architectes, hommes et femmes confondu. e. s, dans des tenues classiques ou le diktat du noir est plutôt de mise. Par l’entremise de ses attributs vestimentaires, l’architecte tente par tous les moyens d’asseoir son statut social, marquant ainsi le signe de sa réussite. Peter Marino n’a pas échappé à cette règle en adoptant pendant longtemps le « costume trois-pièces » si caractéristique de sa profession. Dans les années 2000 et sur les conseils de sa femme, il change radicalement de look, quand cette dernière lui dit « chéri, dans ta profession, c’est sûrement mieux pour toi d’avoir l’air gay[10] », après avoir été évincé par un décorateur homosexuel choisi par Giorgio Armani. En adoptant ce nouveau code vestimentaire (appartenant à une frange spécifique de la communauté gay), les conséquences sont doubles pour Peter Marino : d’une part, il se met volontairement en marge de la « représentation classique » de la famille des architectes, d’une part, et il façonne son personnage pour se rendre incontournable dans le domaine du luxe, qui tolère généralement toutes les formes d’excentricités, d’autre part.

Loin de se cantonner à son rôle d’architecte, il revendique également un statut d’artiste qu’il cultive, le différenciant de ses pairs. Ainsi, son apparence « apparaît avant tout comme une stratégie oblique permettant de court-circuiter les normes en vigueur – en commençant certes par les normes hétéronormatives, mais sans cependant s’y restreindre » (Ingrid Luquet-Gad, 2018). Autrement dit, en s’opposant au rouleau compresseur de la normalisation, il développe une nouvelle image de la personne qui revendique le droit à la différence. D’un point de vue théorique, la construction parodique du personnage de Peter Marino comporte le potentiel de dénaturaliser la convention des genres dans notre profession. Conformément à l’image de la drag queen, décrite dans Trouble dans le genre de Judith Butler, qui en répétant les normes du genre féminin, vient perturber le caractère évident, naturel, de la matrice hétérosexuelle. L’exemple de la drag queen révèle que le genre est une « mise en scène théâtrale », et qu’il consiste à jouer des rôles. Par l’entremise de cette répétition parodique, la drag queen transgresse les conventions et subvertit le genre. En cela, Peter Marino peut revêtir à nos yeux l’appellation d’architecte queer malgré l’absence d’éléments qui viendraient démontrer que son discours et sa démarche queer ne sont pas intrinsèquement liés à sa seule apparence physique, mais également à sa pratique.C’est pourquoi nous pouvons nous interroger si, oui ou non, l’attitude queer de Marino ne joue pas d’abord en faveur des intérêts commerciaux des grandes maisons de luxe. Dans son portrait présenté dans le New York Times, l’auteur William L. Hammington accorde à Marino le crédit d’un design et d’une architecture associant finement le consommateur à l’identification d’une marque. Son architecture devient ainsi le pilier d’une expérience commerciale.

D’un point de vue formel, ses projets se distinguent autant par une architecture chargée, voire baroque, que par l’usage d’un langage esthétique plus épuré qualifié plus volontiers de minimaliste. Dans un cas comme dans l’autre, ces maisons de haute couture, symboles de luxe et de raffinement, souhaitent refléter au travers de l’aménagement de leur boutique des enjeux sociétaux qui ne sont pas insensibles à la question du genre, car le queer est devenu tendance comme l’explique la politologue Marie-Cécile Naves. Si l’on prend pour exemple l’un des derniers flagship de Louis Vuitton, Peter Marino n’a pas lésiné sur son intervention en proposant un astre (sculpté à la main) de six mètres de diamètre et qui projette des rayons dorés sur la façade classée datant de 1713. L’intérieur est tout aussi surprenant avec une statue en taille réelle de Louis XIV, des matériaux nobles et d’époque parfois récupérés dans des châteaux régionaux, d’œuvres d’art contemporaines et enfin de mobiliers colorés et éclectiques. Il a également assuré les projets d’aménagement, rue Cambon à Paris, des boutiques de la griffe Chanel, en proposant des lignes épurées, des matériaux luxueux et en imposant le choix du monochrome à l’instar de l’emblème de la marque. Dans cette relation d’affaires entre l’architecte (le concepteur) et le client (la marque de luxe), l’enjeu d’une telle union consiste à « défaire » le genre pour davantage mettre en valeur le produit (vêtement ou objet), qui reflète un idéal vestimentaire emblématique de la culture queer. Si nous devions résumer le travail Peter Marino, nous le qualifierions d’excessif, de subversif, d’hybride, conformément au vocabulaire employé par l’approche queer.

Conclusion

Cet article s’est intéressé à la réception des queer studies dans les domaines de l’architecture et du design d’intérieur. Nous voulons ainsi contribuer à mettre en lumière ces idéologies, qui pour le moment n’établissent ni ne développent vraiment de lien direct avec l’histoire de l’architecture et le milieu professionnel. Il nous semble donc indispensable d’engager au plus vite une réflexion pour remédier à ces lacunes. Les théories queers permettent d’étudier les pratiques individuelles ou collectives qui inventent des espaces d’intimité et créent de nouveaux besoins d’aménagement ou de bâtisses autant dans la sphère publique que privée, remettant en question la perception de la société sur cette vision binaire de l’identité de genre imposée par le regard hétéronormé alors en vigueur. C’est pourquoi il nous apparaît important de défricher le terrain ouvert par l’approche queer comme en témoigne cette série d’interrogations (non exhaustives) révélant toute la complexité du sujet abordé : Sur quels critères pourra-t-on identifier ces espaces ou ces constructions ? Comment seront-ils aménagés et distingués des autres ? À quelles revendications correspondent-ils ? Ainsi, à travers le prisme des genres et des sexualités, nous pensons que les théories queers ont le pouvoir d’impacter positivement la pratique de l’architecture qui renouvelle constamment son regard sur la société contemporaine alors en pleine mutation.

Bibliographie

1/ Monographie

  • Beauvoir (de), Simone (1949), Le Deuxième Sexe, I : « Les faits et les mythes », et II : « L’expérience vécue », Paris, Gallimard, « Folio », I et II, 1986.
  • Blondel, Jacques-François, 1771-77, Cours d’architecture, ou traité de la décoration, distribution et construction des bâtiments par Blondel, Paris, 5 vol. in 8 °.
  • BUTLER, Judith (2006), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris : La Découverte, (Traduction de Cynthia Kraus).
  • Crawford, Lucas (2015), Transgender Architectonics: The Shape of change in Modernist Space – Gender, Bodies and Transformation, Ashgate Publishing, Ltd.
  • Foucault, Michel (1976), Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris: Gallimard, coll. « Tel ».
  • Wittig, Monique (1973), Le Corps lesbien, Les Éditions de Minuit. 

2/ WEB

[1]https://www.cosmopolitan.fr/ne-l-appelez-plus-christine-and-the-queens-mais-chris,2018615.asp
[2]Idem
[3]Site de l’OAQ
[4]Nicolas houyoux, https://houyoux.pepper-site.com/blog/genre-et-architecture
[5]http://www.qrd.org/qrd/misc/text/queers.read.this
[6]https://laguaya.ca/2016/10/31/synthese-de-la-theorie-queer/
[7]Selon Stéphane Lavignote dans son article intitulé : Les queers, politique d’un nouveau genre, Revue critique d'écologie politique, 11 juillet 2004.
[8]Terme créé sur mesure pour célébrer l’œuvre de Frank Gehry et qui désormais s’applique à un professionnel jouissant d’une grande notoriété dans le monde de l’architecture.
[9]https://o.nouvelobs.com/design/20131128.OBS7508/vagina-stadium-le-gazon-maudit-du-qatar.html#modal-msg
[10]Marion Vignal, L’archi cuir, Vanity Fair n° 19, janvier 2015, pages 110-119 et 157-159.

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