Dans un article qui fait beaucoup réfléchir, Bruno Latour écrit : « Je fais l’hypothèse, comme beaucoup, que la crise sanitaire prépare, induit, incite à se préparer à la mutation climatique. Encore faut-il tester cette hypothèse ». Et d’ajouter quelques lignes plus tard : « Dans la mutation écologique, l’agent pathogène dont la virulence terrible a modifié les conditions d’existence de tous les habitants de la planète, ce n’est pas du tout le virus, ce sont les humains ! ». Du coup, l’hypothèse à tester résiste assez mal à l’analyse. La crise sanitaire ne nous prépare pas directement à la mutation climatique. Le philosophe nous rappelle qu’il n’y a aucune transposition directe pertinente entre l’action des gouvernements face à la pandémie et celle qu’ils mettent, ou devraient mettre en œuvre, face au réchauffement global.
Nous seulement l’agent pathogène n’est pas le même, mais la temporalité des « urgences » est bien différente. Face à l’urgence sanitaire, l’action se conduit d’heure en heure. Chaque jour perdu pèse lourdement sur l’issue de la bataille. Face à l’urgence climatique, c’est sur des décennies qu’il faut conduire l’action en raison du rythme implacable de l’horloge climatique. L’une des difficultés majeures pour les sociétés démocratiques sera de gérer cette discordance des temps entre le moment où s’engage l’action et celui où la population en percevra les effets bénéfiques sur le climat[1]. Mais refuser les raccourcis faciles ne signifie en aucun cas que la gestion de la crise sanitaire sera sans impact sur celle de la crise climatique. Simplement, ces impacts seront indirects, souvent inattendus et déjoueront les pronostics les plus avertis.
Hypothèses sur la létalité et la durée de la pandémie
D’après les travaux de l’épidémiologiste Antoine Flahault, le monde contemporain a connu trois pandémies : la grippe espagnole de 1918-19 et deux épisodes de grippe en 1957 et 1968. Les impacts de cette quatrième pandémie vont dépendre de sa dangerosité qu’on peut caractériser à partir de sa létalité et de sa durée. Lorsque les historiens se penchent sur les impacts économiques des pandémies les plus graves (peste noire, grippe espagnole), un paramètre majeur est l’amputation durable des ressources en travail du fait de la mortalité (1/4 de la population européenne au XIVe siècle ; au minimum 40-50 millions de décès en 1918). La pandémie affecte durablement l'offre de travail, mais peut également induire des effets indirects positifs, via la réallocation des facteurs de production.
Il serait malvenu de faire la moindre projection sur la létalité de la crise sanitaire actuelle. L’hypothèse retenue est que son impact direct sur l’offre de travail restera invisible au plan macroéconomique. Contrairement à la grippe espagnole dont plus de 90 % des victimes avaient moins 65 ans, le COVID-19 affecte majoritairement la population âgée qui a quitté le marché du travail. La généralisation des mesures de confinement va de plus permettre de limiter le taux de mortalité. Ce sont les effets économiques et environnementaux des mesures d’exception prises par les pouvoirs publics pour endiguer la crise sanitaire qui sont pris en compte dans l’analyse.
Comme le note Alain Trannoy, l’ampleur de la récession provoquée par la gestion de la crise sanitaire va être tributaire de la durée du confinement. Le pic épidémique semble avoir été dépassé en Chine et en Corée (27 % de la population mondiale). En Europe (7 % de la population), la généralisation des mesures de confinement n’a pas encore circonscrit la propagation du virus. Il est difficile d’anticiper la capacité de réaction des États-Unis (4 % de la population) du fait de la faiblesse du système de santé publique. L’incertitude la plus grande concerne l’Asie du Sud et l’Afrique où 42 % de la population mondiale doit affronter le virus avec des systèmes de soin très fragiles.
Nous avons retenu l’hypothèse d’un pic mondial atteint d’ici fin juin et d’un retour graduel à la mobilité complète des facteurs de production à partir de l’été. Un premier scénario suppose que l’Europe, les États-Unis puis le reste du monde parviennent à circonvenir la pandémie suivant un schéma comparable aux premiers pays d’Asie de l’Est ayant été frappés (Chine, Hong-kong, Singapour, Corée, Japon). Un deuxième scénario retient une gestion moins efficace dans ces pays.
Un recul des émissions mondiales de CO2 dans le haut de la fourchette de 1 à 5 Gt
Les récessions surviennent habituellement pour corriger des déséquilibres antérieurs, par exemple un surendettement initial comme en 2009, dernière grande crise économique. La situation actuelle est très différente : les économies entrent brutalement en récession à la suite des restrictions à la mobilité des personnes. L’imagerie satellite témoigne de l’ampleur du mouvement en Chine et en Europe où les pollutions locales ont chuté à la suite du confinement des populations.
En Chine, ces mesures ont provoqué un recul inédit de l’activité économique : une baisse de 20 % des ventes de détail sur les deux premiers mois de l’année et de 16 % de la production manufacturière. Mi-mars, le gros de la crise sanitaire semblant passée, le mot d’ordre est à la relance. Malgré l’ouverture des vannes du crédit par la banque centrale, la reprise de l’économie semble poussive. La confiance n’est pas revenue ce qui plombe la demande des ménages (consommation et logements). Sur le front extérieur, les exportations restent atones du fait de la récession frappant désormais les principaux clients du pays.
Lors de la récession de 2009, la croissance chinoise avait juste ralenti, avec un impact à peine visible sur les émissions de CO2. Une tout autre évolution se dessine pour 2020. D’après une étude de Lauri Myllyvirta basée sur des indicateurs très fins comme la génération d’électrique thermique, l’activité des raffineries ou la production ciment, la récession aurait déjà provoqué un recul de 200 millions de tonnes (Mt) des émissions de CO2 en février (-25 %), soit l’équivalent de deux tiers de ce qu’émet la France en un an ! Dans ce contexte, la Chine, à l’origine de 27 % des émissions mondiales, devrait connaître en 2020 une diminution de ses émissions d’une ampleur inédite, en contraste avec ce qui s’était produit en 2009.
En Europe et aux États-Unis, l’entrée dans la crise sanitaire a été accompagnée de mesures d’exception, tant monétaires que budgétaires, pour amortir le choc économique. L’objectif est d’empêcher que les problèmes de trésorerie des entreprises ne multiplient les faillites en provoquant une envolée du chômage. Ces coussins ne feront qu’amortir le choc dépressif sans créer les conditions d’un rebond économique. Dans ces pays, le transport, activité fortement touchée, est par ailleurs une source majeure d’émission de CO2. L’impact de la crise sur les émissions n’en sera que plus marqué.
En prenant en considération ces caractéristiques géographiques et sectorielles, nous avons calculé deux niveaux d’émission possibles pour 2020, correspondant aux deux scénarios précédemment définis. Dans les deux scénarios, le transport international connaît une chute abrupte de ses rejets de CO2, de respectivement un quart et un tiers relativement à 2019. Dans le scénario de sortie rapide du confinement, la Chine limite sur l’année la baisse des émissions à 200 Mt. L’Union européenne, les États-Unis et le reste du monde connaissent une évolution comparable à celle observée lors de la récession de 2009. Globalement, le monde réduit ses émissions de 1 Gt (3 %), soit deux fois ce qui avait été observé en 2009.
Le scénario le plus probable est désormais celui d’une sortie plus étalée dans le temps du confinement. La Chine, les États-Unis et l’Europe connaîtraient alors des baisses d’émission situées entre 700 et 900 Mt. Avec un recul de plus de 2 Gt, le reste du monde serait le plus gros contributeur au repli. Au total, le monde se dirigerait vers une chute des émissions de l’ordre de 5 Gt (-14 %). D’après les calculs de l’UNEP[2], il faudrait baisser chaque année les émissions mondiales de 3 % pour se mettre sur une trajectoire limitant le réchauffement à 2 °C, et de 7 % pour 1,5 °C. Une baisse de 14 % équivaudrait donc à respectivement cinq et deux ans de gagnés. C’est loin d’être négligeable. La question clef reste celle des effets à long terme de la crise sanitaire. Passée la crise de court terme, le monde reviendra-t-il au « business as usual » antérieur ?
Un effet rebond à la sortie de crise bien plus faible qu’en 2009
Depuis 1959, les émissions mondiales de CO2 ont reculé à trois reprises, chaque fois en réaction à un choc extérieur. Passé le choc, la courbe globale d’émission a redémarré. Au premier abord, ceci laisserait penser que les chocs de court terme constituent de simples parenthèses, sans affecter les dynamiques de long terme. Cette vision est trompeuse. À chaque fois, ces chocs ont laissé des traces durables en inversant des trajectoires d’émission. Mais ces traces ont été circonscrites géographiquement. Au lendemain du réalignement du prix du pétrole en 1980, les émissions mondiales baissent pour la première fois deux années consécutives. C’est aussi le moment où l’Union européenne à 28 atteint son pic d’émission.
La seconde baisse, observée au début des années 90, se superpose avec le pic d’émission atteint en 1990 pour l’ensemble des pays de l’ex-bloc soviétique. Le choc de 2009 n’a guère affecté la trajectoire chinoise, mais il se superpose avec le pic d’émission de CO2 des États-Unis, atteint en 2007. En 2020, la crise du COVID-19 va également laisser des traces durables sur les trajectoires d’émission. Elle pourrait même amorcer la décrue de la trajectoire mondiale des émissions de gaz à effet de serre. L’année 2019 serait alors celle du pic mondial des émissions.
En premier lieu, le choc est d’une ampleur telle qu’il rend difficile un rattrapage à la sortie de crise, comme cela s’était produit en 2010 au lendemain de la crise financière. La fin de la période de confinement verra bien un rebond des émissions. La faiblesse du prix des énergies fossiles va stimuler leur demande et renchérir les coûts relatifs des investissements dans l’énergie verte. La priorité à la revitalisation des économies risque d’envahir tout l’espace politique, au détriment de la préoccupation climatique des gouvernements. Le désir de renouer avec les rencontres et les multiples consommations qui s’y associent sera insatiable au terme d’une période de rationnement imposée par les conditions sanitaires.
Malgré ces facteurs, il sera impossible de rattraper en un ou deux ans les émissions qui ont été évitées en 2020. En particulier, il n’existe pratiquement aucune possibilité technique de rattrapage dans les services les plus affectés par la chute des émissions : transports et tourisme, à titre principal. Contrairement aux secteurs industriels, ces activités ne sont pas susceptibles de rebondir brutalement à la sortie de crise suivant le schéma d’arrêt du déstockage et de remontée de l’utilisation des capacités productives classiquement observé en fin de récession. Par ailleurs, le financement des plans de relance pourrait, via la fiscalité de l’énergie, contrarier les incitations transmises par la faiblesse des prix de l’énergie fossile.
En second lieu, la crise du COVID-19 intervient alors même que les émissions mondiales de CO2 ont connu une nette décélération dans la décennie 2010. Ce ralentissement, transitoirement occulté par le contre-choc pétrolier de 2015-2016, résulte du fait que la transition bas carbone a été amorcée dans nombre de pays, bien qu’à un rythme dramatiquement lent au regard de l’urgence climatique. Une cause commune à cette inflexion est la baisse historique des coûts de production de nouvelles énergies renouvelables, du stockage de l’électricité et de la gestion intelligente des réseaux. Ces tendances de moyen terme ne devaient pas être remises en cause par la crise sanitaire. L’autre cause du ralentissement des émissions mondiales a été la réorientation des politiques énergétiques, pour partie en réponse à l’urgence de la situation environnementale.
Ces éléments vont contribuer à affaiblir le potentiel de l’effet rebond à la sortie de la crise, en particulier en Chine, où le contexte est totalement différent de celui prévalant en 2009. À la fin des années 2000, le pays était sur une tendance d’accroissement des émissions de près de 10 % l’an. Le plan de relance avait réanimé une machine à émettre toujours plus de CO2. À la fin des années 2010, cette tendance avait été divisée par plus de cinq. D’après certaines études réalisées avant la crise sanitaire, ce pays était proche de son pic d’émission avant le déclenchement de l’épidémie[3]. Sauf à revenir dix ans en arrière, on voit mal comment le plan de sortie de la crise sanitaire pourrait avoir des effets comparables à celui de 2009. Il reste qu’en Chine comme ailleurs, le contenu des plans de relance qui va accompagner la sortie du confinement va jouer un rôle stratégique. Suivant les incitations qu’ils vont envoyer à moyen terme, ces plans pourront accélérer ou freiner les moteurs de la transition bas carbone.
Le rôle stratégique des plans de redémarrage économique à la sortie du confinement
Pour spectaculaires qu’elles soient, les mesures économiques d’exception prises par les gouvernements pour accompagner le confinement ne sont pas des mesures de relance. Ce sont de simples coussins amortisseurs, destinés à empêcher l’effondrement de l’économie qui résulterait d’une crise générale de trésorerie et d’un arrêt du paiement de revenus à ceux que le confinement empêche de produire. Comme l’analysent Christian Gollier et Stéphane Straub, les gouvernements jouent le rôle d’assureurs en dernier ressort, forts d’un accès à un financement budgétaire et monétaire illimité à court terme. À la sortie du confinement, il faudra faire redémarrer la machine. Des mesures exceptionnelles comme la distribution de « monnaie hélicoptère » par les banques centrales pour injecter du pouvoir d’achat ne sont pas exclues. Un levier incontournable consistera à lancer des plans d’investissement public.
Dans une vision très volontariste, les gouvernements pourraient décider de ne pas remettre en route une partie du stock de capital immobilisé par la crise du COVID-19. On songe par exemple à la flotte d’aviation civile clouée au sol, aux centrales électriques thermiques à l’arrêt ou encore aux raffineries de pétrole soudain bien trop nombreuses par rapport à la demande. Déclasser la partie la plus émettrice de ce capital excédentaire en investissant massivement dans la reconversion des bassins d’emploi correspondant seraient un incroyable accélérateur de transition. Un tel choix équivaudrait à prolonger la logique de rationnement imposée aux populations au-delà de la période de confinement. Une option totalement inenvisageable au plan politique.
L’objectif des plans de relance sera bien de ranimer l’ensemble du tissu économique. Mais tous les plans de relance ne seront pas équivalents sous l’angle des émissions de CO2. Trois critères permettront de juger s’ils envoient les bonnes incitations à moyen terme : les choix d’allocation des fonds investis ; leur mode de financement ; l’existence, ou non, d’assouplissement ou d’aménagement des normes environnementales mises en place avant la crise sanitaire. Première entrée en confinement, la Chine en sort graduellement. Cette sortie ne provoque pas de rebond économique, mais une amélioration très relative que le gouvernement cherche à conforter par l’accélération des projets d’infrastructure. Pour une large part, ce sont les provinces dont les plafonds d’émission obligataire ont été fortement relevés qui ont la main. Les infrastructures sanitaires, de télécommunication (5G), de transport (nouvelles lignes ferroviaires, mais aussi aéroport et autoroutes) figurent parmi les priorités affichées, ainsi que l’énergie.
Dans le domaine énergétique, le plan de relance risque de préfigurer les lignes directrices du 14e plan quinquennal (2021-2025). D’après les spécialistes, les consultations préliminaires font l’objet de débats assez vifs. Les opérateurs historiques regroupés dans le China Electricity Council militent pour s’affranchir des normes qui plafonnent depuis le 12e plan quinquennal la capacité totale de production thermique. Et ce malgré la baisse quasi continue de l’utilisation des capacités installées qui pèsent sur les bilans des producteurs. De solides arguments économiques s’ajoutent donc à la pression environnementale de l’opinion publique pour résister à ce type de retour en arrière. On n’est cependant pas totalement à l’abri de quelques mauvaises surprises.
Ce que devrait être un « Green Deal » de guerre européen
En Europe, la sortie de la période de confinement s’annonce extrêmement compliquée. La crise sanitaire y a pris une ampleur bien plus grave qu’en Chine. Les gouvernements y répondent en ordre dispersé. Comme lors de la crise de la dette grecque, la seule institution semblant encore coordonner quelque chose reste la Banque Centrale (et pour la seule zone euro). Dans ce contexte, on peut craindre une coordination très faible des plans de relance. L’Union européenne dispose pourtant d’un grand nombre d’atouts pour mettre en œuvre un plan qui concilie le sauvetage des actifs productifs et l’accélération de la transition énergétique.
En premier lieu, il existe déjà un programme d’investissement public. Le projet de Green Deal, présenté par la Commission en décembre 2019, en comporte même deux. Le premier vise 1 000 milliards d’euros (M€) d’investissement vert, dont un peu plus de la moitié sur fonds communautaires, à réaliser en dix ans. Le second consiste à financer à partir d’un fonds de 100 M€ la reconversion des bassins d’activités dépendant des énergies fossiles. Le calendrier de ces programmes ne répond en aucune manière à l’urgence sanitaire et risque de subir des retards à répétition si on demande à la Commission de plancher par ailleurs sur un nouveau plan de relance.
Pour gagner temps et efficacité face à l’urgence sanitaire, il conviendrait plutôt de transformer ces programmes existants en un « Green Deal de guerre » mettant immédiatement à la disposition des États et des régions les sommes promises sur plusieurs années et en assouplissant drastiquement les conditions de leur décaissement. Dans ce cadre, il conviendrait d’élargir massivement les dotations du fonds de 100 milliards, en incluant dans les critères d’éligibilité les bassins économiques les plus affaiblis par la crise sanitaire. Dans le cas de la France, l’Institut I4CE a fourni une analyse détaillée de ce que pourrait être un tel programme d’investissement public, tout en rappelant l’importance de ne pas assouplir les normes environnementales existantes.
Urgence oblige, cette injection d’investissement public doit au démarrage être financée de façon non orthodoxe (déficit public + création monétaire). Rapidement, se posera néanmoins la question du financement. Un autre volet du Green Deal devrait dès lors venir en renfort : celui de la tarification carbone. Dans sa version d’avant la crise, le Green Deal prévoyait une double extension de la tarification carbone : un mécanisme d’inclusion aux frontières qui risque de ne pas être opérationnel à temps ; un renforcement de cette tarification et sa possible extension au secteur des transports et du bâtiment.
Un tel renforcement permettrait de créer une ressource publique additionnelle de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards d’euros. Non pérenne, cette ressource serait parfaitement adaptée pour financer une partie de l’accroissement temporaire de l’investissement public. L’autre vertu de la mobilisation de cette ressource serait d’envoyer une incitation forte à l’ensemble des acteurs économiques. Elle contribuerait à les détourner des actifs fossiles en contrecarrant les incitations perverses de la baisse du prix des énergies fossiles sur les marchés internationaux.
Troisième volet du Green Deal de guerre : le maintien des réglementations environnementales existantes. Comme dans le cas de la Chine pour la production électrique, les acteurs économiques affaiblis par la crise vont multiplier les demandes d’assouplissement des normes environnementales existantes. C’est particulièrement vrai dans le secteur des transports, l’un des plus fortement affectés par le COVID-19. Dans le cadre du Green Deal de guerre, il conviendrait de résister à ces assouplissements en cascades et au contraire de subordonner l’accès aux fonds publics au respect de ces normes. Cela devrait s’appliquer en particulier aux normes d’émission de CO2 sur les ventes de véhicules neufs.
Au plan international, il conviendrait également de lutter contre la pression multiforme des compagnies aériennes qui voudront aménager la régulation dite CORSIA concernant l’aviation civile. La crise sanitaire va rendre cette régulation bien plus contraignante qu’il n’était anticipé, car 2020 est pris comme l’année de référence à partir de laquelle les compagnies devront compenser leurs émissions futures. La bonne stratégie serait de subordonner le renflouement des compagnies avec de l’argent public au maintien de cette régulation. L’onde de choc de la pandémie va impacter le fonctionnement des sociétés bien au-delà de l’horizon des plans de relance. À long terme, le COVID-19 va être un catalyseur de transformations tant économiques que sociales.
Le COVID-19 catalyseur de transformations économiques
La crise sanitaire révèle l’extrême vulnérabilité des modes de développement basés sur l’accroissement incessant de la mobilité des personnes, du capital, des marchandises. La vitesse de propagation du virus reflète cette « hypermobilité », suivant l’expression d’Yves Crozet[4], qui a envahi tous les compartiments de la vie économique et sociale. Dans ce contexte, freiner la propagation de l’agent pathogène devient vite une mission impossible, sauf à prendre des mesures d’exception. La Chine, la première, en a fait l’expérience.
Mobiliser rapidement des moyens sanitaires comme des appareils d’assistance respiratoire, des masques de protection ou même du paracétamol se heurtent à l’hyperspécialisation des chaînes de valeur. En Europe comme aux États-Unis, les autorités sanitaires découvrent avec stupeur les nouvelles dépendances qui en résultent. La crise sanitaire ne joue pas seulement le rôle de révélateur de vulnérabilité. De par sa gestion drastique, elle oblige à expérimenter de nouveaux modes d’organisation innovants qui préfigurent des changements d’organisations productives demain.
Le télétravail à grande échelle en constitue une brique significative. Partout, il s’est développé à une vitesse totalement inimaginable avant la crise. Dans l’éducation, il s’est par exemple imposé comme une alternative d’urgence aux méthodes classiques d’enseignement, de la maternelle à l’université, en passant par les filières professionnelles ou spécialisées (à destination des enfants en difficulté). Dans nombre de secteurs productifs, ses applications permettent de concilier le confinement avec le maintien d’un minimum d’activité économique. Le télétravail contribue ainsi puissamment à empêcher un effondrement total de l’économie consécutif au confinement. Passée la phase de confinement, le télétravail va faire découvrir de nombreuses options permettant de réduire les innombrables formes de mobilité contrainte. Ces mobilités accroissent inutilement nos empreintes climatiques pour de faibles bénéfices économiques. Les réduire sera bénéfique pour le climat.
Concernant les marchandises, les acteurs économiques sont obligés de tester la diversification de leurs sources d’approvisionnement et le raccourcissement de leurs chaînes d’approvisionnement. Le mouvement est spectaculaire pour la fourniture de biens basiques dans la lutte contre la maladie, comme les masques, le matériel respiratoire ou les gels antibactériens, dont certaines lignes de production ont été relocalisées en urgence en Europe. Ici encore, il s’agit d’expérimenter de nouvelles formes d’organisations productives basées sur la proximité qui non seulement limitent les risques épidémiques, mais facilitent la réduction de nos rejets de gaz à effet de serre. La crise sanitaire conduit à remettre en question l’hypermobilité sur laquelle a été construite la mondialisation débridée des dernières décennies et à tester dans l’urgence des organisations alternatives. Elle va conduire à accélérer les phénomènes de relocalisation dont on avait déjà observé certaines prémices dans les années 2010.
Il est difficile d’anticiper jusqu’où ira cette « démondialisation ». Comme celles qui l’ont précédée dans l’histoire, la pandémie actuelle avive la recherche de boucs émissaires, de préférence situés à l’étranger. Elle renforce les pressions en faveur d’une fermeture systématique des économies, dans une sorte de démondialisation à marche forcée. Un tel remède serait pire que le mal. Dans son essai fameux, Jared Diamond souligne le rôle des ruptures commerciales dans l’effondrement des sociétés passées et, symétriquement, la contribution du commerce à la résilience d’autres sociétés[5]. La bonne réponse face aux risques globaux n’est certainement pas le retour à l’autarcie.
Le COVID-19 catalyseur de mutations sociétales
Au moment où sont écrites ces lignes, plus de 3 milliards de personnes sont confinées à leur domicile, ou du moins ont reçu la consigne de limiter drastiquement leurs déplacements. Une situation sans précédent qui va laisser des traces dans le fonctionnement social, une fois la propagation du virus maîtrisée. Pour anticiper ce que le COVID-19 va modifier dans l’organisation des sociétés, il est éclairant de reprendre l’analyse de l’historien Charles Rosenberg. Pour Rosenberg, la façon dont les sociétés répondent au risque épidémique peut être représentée comme un scénario en trois actes.
– Le premier acte est celui de la « révélation progressive » de l’existence du risque. Cet acte est marqué par l’insouciance de la majorité en dépit des signaux avant-coureurs qui se multiplient. Le déni y joue un rôle classique, freinant la prise de conscience face à la menace ou en en réduisant la portée. Ce déni peut répondre à la protection d’intérêts économiques immédiats ou constituer une forme de défense psychologique face à un risque qu’on est incapable d’assumer.
Le premier changement à attendre de la crise du COVID-19 est la réévaluation des risques sanitaires globaux. Les lanceurs d’alerte, à commencer par l’OMS, font état depuis plusieurs décennies de la résurgence de ce type de risque. Le corps social restait sourd à ces alertes. La pandémie va jouer un rôle violent de rappel à l’ordre. Les opinions publiques vont demander des comptes.
– Avec l’accélération de la propagation du virus, cette insouciance encore visible dans la plupart des grandes villes européennes à la veille du confinement a disparu en quelques jours. Son évanescence a signalé le démarrage de l’acte deux que Rosenberg définit comme celui dans lequel une représentation commune des causes et des mécanismes de transmission de la maladie s’impose face à la multiplicité des croyances existantes, souvent basées sur la stigmatisation de certains groupes (les étrangers, les juifs, les pauvres…) ou de certaines pratiques (la sexualité, l’alcoolisme, la drogue…). Jusqu’au XXe siècle, la religion et la morale ont joué un rôle aussi important que les connaissances médicales pour forger cette représentation commune. Dans le cadre du COVID-19, de puissants réseaux d’informations épidémiologiques, relayés par de grandes institutions sanitaires (OMS, centres d’alerte nationaux…) ou scientifiques (Université John Hopkins, Institut Pasteur…) ont fait refluer rapidement les croyances existantes en enseignant au plus grand nombre les mécanismes de base de la transmission du COVID-19 et les gestes permettant d’en limiter la propagation.
Le deuxième changement à attendre de la crise du COVID-19 est une meilleure compréhension par le corps social des liens entre la crise sanitaire et la dégradation de la situation environnementale. Les pandémies n’étant plus considérées comme un châtiment divin, il faut bien tenter d’en comprendre les causes et les vecteurs de diffusion. Dans les deux cas, cela fait apparaître des interactions entre crise sanitaire et crise environnementale. La transmission à l’homme de virus présents de façon endémique dans le milieu naturel renvoie à la destruction de formes de biodiversité sauvage qui ont historiquement protégé l’espèce humaine. Les vecteurs de la propagation du virus renvoient à nos modes de vie dégradant l’environnement. Chacun a pu constater à partir des images satellites montrant la spectaculaire amélioration de la qualité de l’air après seulement quelques jours d’action déterminée face à la diffusion du virus.
– L’acte trois est celui de la « réponse collective » imposée par l’autorité publique qui parvient à contenir puis à faire refluer la pandémie. En l’absence de traitement éprouvé pour soigner la maladie ou de vaccin pour la prévenir, cette réponse a pris une forme unique dans le cas du COVID-19 : le confinement de la population. Suivant les modes d’organisation des sociétés et le rythme de diffusion du virus, ce confinement a été total ou sélectif. Comme le souligne François Dubet, « le virus est relativement démocratique en ne choisissant pas ses cibles. Il est aussi relativement démocratique parce que la protection de tous dépend de la protection et de la responsabilité de chacun ».
Avec les contraintes de confinement, la gestion de la crise sanitaire fait ainsi émerger de multiples innovations en matière de solidarité. On en voit chaque jour des illustrations, tant vis-à-vis des personnes âgées, les plus vulnérables, qu’à l’égard des personnels soignants, les plus exposés dans le combat contre le virus. Ces innovations contribuent à faire refluer les valeurs d’individualisme et de consumérisme qui sont des obstacles à la mise en place de réponse au défi climatique.
Mais l’autre face du confinement est de révéler l’ampleur des inégalités et de les aggraver à mesure qu’il se prolonge. Les contraintes du confinement sont totalement différentes suivant les conditions d’habitat et d’accès aux réseaux numériques. Le sociologue nous met ainsi en garde contre les méfaits que le confinement aura sur les inégalités au sein du corps social, surtout s’il est amené à durer. À la sortie du confinement, la société risque d’être abîmée par le creusement de ces inégalités. Les initiatives multiformes en matière de solidarité ne suffiront pas à restaurer un fonctionnement social harmonieux. Il faudra restaurer le rôle incontournable de l’État en la matière. La crise du COVID-19 annonce un rééquilibrage assez fondamental au sein de nos sociétés entre les valeurs du marché et celles de l’intérêt général.
Le risque de l’amnésie collective
Par ses impacts de court terme comme par les changements structurels qu’elle annonce, la crise du COVID-19 modifie profondément les perspectives de l’action climatique. Elle rend probable l’atteinte du pic des émissions mondiales en 2019 et devrait faire gagner, par les baisses d’émission induites, quelques années face au mouvement inexorable de l’horloge climatique. Mais franchir ce pic ne signifie en aucune façon gagner la bataille face au réchauffement climatique. Une fois le pic dépassé, il conviendra de renforcer l’action pour ramener le cumul des émissions à un niveau compatible avec un réchauffement inférieur à 2 °C, voire 1,5 °C. Les changements structurels que la crise sanitaire va impulser, tant dans les organisations productives que dans les attentes sociétales, devraient mieux armer les sociétés post COVID-19 pour gérer la crise climatique. Mais ces changements ne sont ni garantis ni irréversibles.
Avec le temps, le risque subsiste que le monde post-COVID-19 abaisse la garde, qu’il soit frappé d’une sorte d’amnésie collective. À l’analyse de Rosenberg sur les trois actes de l’épidémie, il conviendrait peut-être d’en ajouter un quatrième : celui caractérisant le fonctionnement social une fois les traces de l’épidémie effacées. Il ne faudrait pas que cet acte quatre laisse se propager au sein du corps social une amnésie collective qui serait l’exact reflet de l’insouciance dans laquelle se rassurait la société au début de l’acte un.
[1] Christian de Perthuis, Le tic-tac de l’horloge climatique, De Boeck, 2019, p.205 et suivantes
[3] Wang, H., Lu, X., Deng, Y. et al., « China’s CO2 peak before 2030 implied from characteristics and growth of cities », Nature Sustainability 2, 2019, 748–754
[4] Yves Crozet, Hyper-Mobilité et Politiques Publiques, Economica, 2016, p.88-105
[5] Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, 2006, p.26-35
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