Réinventer l’empreinte carbone du bâtiment Le rez-de-chaussée du projet Demain Montréal est occupé par le Souk, un espace d’éducation aux comportements bas carbone tels un restaurant et une épicerie zéro déchet et un FabLab pour la réparation des biens. – Source : L’ŒUF, ACDF et Gensler

Carbone opérationnel ou intrinsèque, il y a plusieurs façons de penser la carboneutralité d’un bâtiment. Mais un bâtiment n’est pas une entité déconnectée de ses usagers, de son quartier, de la société. Le concours Reinventing Cities invite à penser plus loin la carboneutralité du bâtiment en interaction avec ses usagers, les activités qui s’y tiennent et le quartier alentour. Par ses fonctions, un bâtiment offre un puissant levier de décarbonation de la société.

Le concours Reinventing Cities est organisé par l’organisme C40 Cities, un réseau mondial de maires d’une centaine de grandes villes à travers le monde à l’avant-garde de l’action climatique. « L’objectif est de faire éclore des projets phares de décarbonation des bâtiments et de développements urbains durables », décrit Hélène Chartier, directrice de l’urbanisme et de l’architecture à C40 Cities. Les villes qui participent au concours identifient un site qu’elles veulent revitaliser et l’ouvrent à l’imagination des participants au concours pour qu’ils le réinventent. La Ville de Montréal a participé aux deux premières éditions du concours, et les lauréats furent…

Demain Montréal

C40 Cities a lancé la première édition du concours à l’hiver 2016-2017. Montréal a proposé aux compétiteurs de réinventer le site de la cour de voirie de la Commune, dans l’arrondissement Ville-Marie. C’est l’équipe formée de Pomerleau, ACDF Architecture, Gensler architecture, Design Canada et L’ŒUF qui a remporté le concours avec le projet Demain Montréal. Il s’agit d’une tour de 20 étages abritant des bureaux dans les premiers étages et des appartements dans les étages supérieurs, alors que le rez-de-chaussée est occupé par ce que les concepteurs appellent le Souk. On y trouve un restaurant et une épicerie zéro déchet, un FabLab pour la réparation tandis que le sous-sol est occupé par une ferme urbaine. 

Projet Demain Montréal, une tour de 20 étages abritant bureaux et appartements aux étages, alors que le rez-de-chaussée est occupé par le Souk. – Source : L’ŒUF, ACDF et Gensler

Les concepteurs ont évidemment œuvré à réduire le carbone d’opération et le carbone intrinsèque du bâtiment. « On va utiliser un béton qui a un bilan carbone 20 % moins élevé qu’un béton standard », soutient Sudhir Suri, architecte, associé chez L’ŒUF. Le bâtiment est intégralement alimenté par l’hydroélectricité et bénéficie d’une enveloppe affichant une résistance effective de 10,7 m² K/W. « On a été très rigoureux pour couper tous les ponts thermiques, travailler les détails autour des ouvertures, faire des tests d’infiltration durant le chantier », décrit Sudhir Suri.

Mais les concepteurs sont allés plus loin. La production agricole et les activités du Souk font aussi partie de la stratégie bas carbone, et c’est là toute l’innovation conceptuelle du projet. « On a remis en perspective le bâtiment et ses utilisateurs. L’idée n’est pas seulement de regarder l’empreinte du bâtiment en tant que telle, mais de regarder l’empreinte associée aux usagers ou aux fonctions qui ont lieu dans le bâtiment », explique François Saunier, directeur exécutif adjoint au Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG). L’exemple classique est celui du transport. Si le bâtiment offre des facilités pour venir autrement qu’en auto solo, il participe à la décarbonation de la société. Pareillement, l’épicerie zéro déchet annule l’empreinte carbone liée aux emballages et l’agriculture in situ réduit l’empreinte carbone des aliments. Le Souk se veut aussi un espace d’éducation pour que les usagers adoptent de nouvelles habitudes sobres en carbone. Le CIRAIG a alors évalué le potentiel de réduction de l’empreinte carbone résultant des services du Souk. « On a fait un calcul exploratoire en prenant comme hypothèse que 1 ou 2 % des usagers adopteraient de nouveaux comportements. On montre que le gain est nettement supérieur à celui qu’on aurait avec de meilleurs matériaux dans le bâtiment », explique François Saunier. Voilà qui fait dire à Sudhir Suri que « le développement durable n’est pas juste d’utiliser certains matériaux ou technologies, mais aussi d’avoir une vision systémique ». 

Les calculs révèlent aussi qu’une fonction à forte intensité carbone comme une ferme urbaine en sous-sol peut pourtant réduire l’empreinte carbone de l’approvisionnement alimentaire des usagers. « Pour obtenir une certification carbone zéro, il y aurait tout intérêt à ne pas faire de ferme urbaine. C’est la limite des certifications qui visent un seul produit sans réfléchir au système dans lequel interagit ce produit », estime François Saunier qui invite les architectes à ne pas seulement réfléchir au bâtiment le plus vert possible, mais à regarder aussi les rôles qu’il peut jouer dans son milieu pour décarboner la société. « Les stratégies bas carbone ne considèrent pas toujours les émissions liées à la consommation. Ce projet crée un site catalyseur qui embarque les gens dans cette perspective. C’est intéressant de voir que les émissions liées à la consommation sont beaucoup plus importantes que ce qu’on croyait, et il y a besoin de mettre ce sujet sur la table », abonde Hélène Chartier.

Les Ateliers Cabot

En 2019, C40 Cities lance la deuxième édition du concours. La Ville de Montréal propose le site industriel Cabot, situé au 4000 Saint-Patrick en bordure du canal Lachine. La Canadian Power Boat Corporation y construisait des navires pendant la Seconde Guerre mondiale, et plusieurs bâtiments qui offraient de grandes portées et de grandes hauteurs étaient utilisés par la Ville comme site d’entreposage. Le projet Les Ateliers Cabot, développé par Sid Lee Architecture, en équipe avec Ateliers Créatifs Montréal, Collectif Récolte et la Maison du développement durable, a remporté le concours. Autour de cette équipe, le projet s’est coconstruit avec une mixité d’organismes qui ont défini les nouvelles fonctions du site à la mesure de leurs besoins et de leur budget. « Les organismes sont intégrés dès le départ pour créer une communauté qui explore comment transformer le bâtiment pour qu’il réponde à leurs usages », explique Martin Leblanc, architecte, associé principal chez Sid Lee Architecture. Le programme contient notamment de la production et de la distribution alimentaires, de la fabrication artisanale, un atelier de réparation de vélo, des espaces de travail et un espace évènementiel.

Vue aérienne du projet Les Ateliers Cabot qui transforme un site industriel en un site multiservice avec des ateliers d’artistes, des commerces, de l’hébergement, des bureaux, une pépinière, des espaces évènementiels. Le projet prévoit que plus de la moitié du terrain soit végétalisé. – Source : Sid Lee Architecture

Conserver les bâtiments existants fait partie de la stratégie pour réduire le carbone intrinsèque du projet, surtout si les réaménagements sont minimisés. « Pour les lieux d’artistes ou évènementiels, le bâtiment peut être utilisé dans sa forme brute sans ajouter de finition coûteuse ni ajouter du carbone », explique Manuel Cisneros, architecte concepteur, directeur des stratégies régénératives du projet chez Sid Lee Architecture. Concrètement, 72 % du bâtiment d’origine a été conservé et trois bâtiments ont été construits en misant sur une structure en bois pour en réduire le carbone intrinsèque. Comme c’est le béton qui plombe le carbone intrinsèque d’un bâtiment, les concepteurs ont décidé de ne pas construire de stationnements souterrains. Le site ne comprend qu’une douzaine de cases de stationnement à l’extérieur, mais le projet compense par une offre de mobilité incluant des vélos et une navette. L’ensemble de ces stratégies permet une réduction de 65 % du carbone intrinsèque par rapport à un bâtiment standard.

L’originalité du projet vient de la définition donnée à l’énergie d’opération du bâtiment. « Nous avons voulu avoir une perspective systémique et globale des réelles émissions liées à l’utilisation du bâtiment », explique Manuel Cisneros. Cela inclut l’énergie des systèmes mécaniques, l’énergie requise pour le traitement de l’eau et des déchets et surtout celle reliée au transport des activités du site. Inversement, le bilan du carbone opérationnel inclut aussi le CO2 séquestré par la végétation du site. « Nous avons décidé d’inclure l’absorption du CO2 par les aménagements paysagers parce que nous considérons ces éléments comme des infrastructures vertes faisant partie intégrante du projet », justifie Manuel Cisneros. Tout a été optimisé : l’enveloppe des bâtiments, les gains solaires, la ventilation, les boucles énergétiques, la gestion de l’eau et des déchets. Au final, les émissions annuelles de CO2 se résument à 2 tonnes pour les systèmes mécaniques, à 5 tonnes pour la gestion des déchets et à 0,06 tonne pour l’eau. La gestion des déchets génère donc plus de CO2 que les systèmes mécaniques. Mais ce n’est rien comparativement aux 240 tonnes de CO2 émises par le transport. « Même en optimisant la mobilité, le transport produit plus de 100 fois plus de GES que le bâtiment lui-même », constate Manuel Cisneros. Heureusement, le terrain végétalisé à plus de 50 % permet de séquestrer 18 tonnes de CO2 par an et, au total, le carbone opérationnel du projet est de 229 tonnes de CO2 par an. Le projet n’est donc pas carboneutre et l’équipe compte sur des crédits compensatoires pour équilibrer le bilan du carbone opérationnel.

Demain Montréal et Les Ateliers Cabot rappellent qu’un bâtiment n’est pas un objet isolé dans la ville et que sa conception peut influencer l’empreinte carbone au-delà de son périmètre. Le C40 Cities a lancé la 3e édition du concours le 5 mai 2022, et la Ville de Montréal propose un nouveau site à réinventer. Les participants à cette nouvelle édition pousseront-ils plus loin la définition de l’empreinte carbone du bâtiment ?


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