Construire autrement : l’avenir prometteur de la construction industrialisée au Québec Chantier du projet Le Monarque à Sherbrooke, un ensemble de 134 unités locatives abordables. Système de construction par panneaux. – Source : Équipe A Architectes

1,5. Pris seul, ce chiffre paraît bien modeste. Mais lorsqu’il est suivi de « degré Celsius », il représente l’un des plus grands enjeux de notre époque. Fixé par l’Accord de Paris en 2015, 1,5 °C est le seuil limite de la température de la surface de la Terre à ne pas dépasser afin de préserver l’équilibre climatique de notre planète.

1,5 °C est également le symbole fort qu’a choisi le Fonds immobilier de solidarité FTQ pour titrer son étude portant sur la décarbonation et la rentabilité des bâtiments au Québec. Et les résultats sont probants : les bâtiments durables sont rentables à la hauteur de 45 % ! Mieux encore, un gain supplémentaire de 6 % peut être obtenu dans la mesure où, dès la phase de conception, des stratégies de décarbonation sont intégrées aux projets. Les résultats parlent d’eux-mêmes : il est temps d’accélérer la décarbonation du secteur du bâtiment au Québec.

Bien que les premiers efforts se concentrent sur la transition énergétique, figurant parmi les solutions phares et désormais au centre des priorités du Plan d’action 2035 : vers un Québec décarboné et prospère (www.hydroquebec.com/data/a-propos/pdf/plan- action-2035.pdf), l’attention se porte de plus en plus vers la réduction du carbone intrinsèque, notamment grâce à l’innovation dans les techniques de construction, comme la construction industrialisée.

Ce sujet d’actualité était d’ailleurs au cœur de la discussion lors de la 3e édition de la série Bâtir durable du Fonds immobilier de solidarité FTQ. Tout au long de l’événement, de nombreux intervenants ont relevé le pari audacieux de convaincre des bienfaits de la construction industrialisée.

Regards croisés que portent deux experts sur la construction industrialisée : Carlo Carbone, architecte et professeur à l’École de design de l’UQAM, et Julie Fouquet, directrice de projets chez Construction Longer.

La naissance d’un intérêt

Réduire les coûts, diminuer les échéanciers et limiter les pertes : l’application des principes de l’industrialisation à l’architecture s’est imposée comme un fil rouge dans la carrière de Carlo Carbone. C’est lors d’une visite de l’usine Bombardier, alors qu’il était encore étudiant, que cette vocation s’est éveillée. Impressionné par la construction d’un avion en fragments, Carlo découvre une pratique de construction rigoureuse et séquencée. Ses professeurs lui ouvrent alors une nouvelle perspective, celle de transposer cette méthode aux bâtiments. Depuis 2010, il consacre ses recherches à l’étude approfondie de la construction industrialisée, en travaillant à en comprendre les mécanismes. Dans la même volonté d’innover, UTILE, à la fois développeur et gestionnaire immobilier, s’est donné pour mission de ramener le savoir-faire du modulaire au Québec. Dans cette optique, l’organisme a approché Construction Longer, avec l’aspiration commune de faire les choses autrement. « Nous voulons explorer jusqu’où peut aller la construction industrialisée pour répondre concrètement à la pénurie de logements auquel fait actuellement face le Québec », souligne Julie Fouquet.

Anticipation, collaboration et durabilité : des atouts majeurs

Parmi les avantages notables de la construction industrialisée, la réduction des changements en cours de chantier est citée comme un atout de taille par Mme Fouquet. En effet, les panneaux ou les modules sont fabriqués en amont, ce qui pousse les concepteurs à arrêter leurs décisions dès la phase de conception. « Le point d’arrêt est plus tôt dans le processus que sur un chantier traditionnel », explique-t-elle, mettant en lumière la nécessité d’une planification rigoureuse. Dans le même ordre d’idées, Carlo Carbone souligne l’importance d’impliquer les manufacturiers dès le début du projet, prônant un mode de travail plus collaboratif, où les professionnels de la construction travaillent ensemble dès la phase de conception. Pour les deux experts, le potentiel de la construction industrialisée ne s’arrête pas là. Cette pratique s’inscrit aussi dans une démarche de développement durable. Carlo Carbone explique que la construction en usine, c’est-à-dire dans un environnement contrôlé, permet une gestion plus efficace des ressources et contribue à réduire l’impact environnemental du secteur. Julie Fouquet renchérit en précisant que la prévisibilité qu’offre cette pratique de construction facilite l’évaluation précise de la quantité de matériaux nécessaires, ce qui améliore significativement la gestion des déchets au cours du chantier.

Démystifier les idées préconçues

Parmi les idées préconçues les plus tenaces, celle que l’industrialisation appauvrirait la créativité architecturale persiste. C’est tout le contraire, affirme Julie Fouquet. Selon elle, la construction industrialisée ouvre un champ des possibilités : elle permet de jouer avec les volumes, d’alterner des blocs plus grands ou plus petits et laisse la liberté aux architectes de réaliser des répétitions maîtrisées, des finitions précises et des assemblages complexes, souvent difficilement réalisables sur un chantier traditionnel. Carlo Carbone, lui aussi, fait face aux critiques que suscite encore cette pratique : elle est parfois qualifiée de « bas de gamme », de « sans intérêt architectural » ou encore de « solution d’urgence ». Il insiste : l’architecture peut être hautement créative, même avec des produits standardisés. « La créativité, dit-il, réside dans la manière dont les professionnels travaillent avec les contraintes. »

Le Monarque – Source : Équipe A Architectes

 

Transformer les défis en opportunités grâce à la construction industrialisée

Le Québec fait actuellement face à deux importantes pénuries : celle de la main-d’œuvre, qui frappe le secteur de la construction, et celle du logement qui affecte l’ensemble de la population. En réponse à cette double problématique, Julie Fouquet se voit repenser ses pratiques. La construction industrialisée émerge alors comme une solution d’avenir, notamment grâce à sa rapidité d’exécution, mais aussi grâce au potentiel d’automatisation possible. Dans cette transformation, l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) joue un rôle bénéfique, selon les deux experts. Carlo Carbone souligne que la gestion des données va révolutionner le secteur, notamment par un meilleur contrôle de l’inventaire, et annonce un tournant majeur vers la construction robotisée. Julie Fouquet, quant à elle, évoque les usines modulaires européennes, déjà avancées en matière de robotisation. Elle insiste sur le fait que l’intelligence artificielle viendra enrichir les processus numériques, notamment grâce à l’exploitation des données issues des maquettes numériques (BIM). Elle en est convaincue : « L’intelligence artificielle va augmenter le potentiel de la construction industrialisée. »

Des freins à lever pour pousser le potentiel de la construction industrialisée au Québec

Bien que la construction industrialisée présente des atouts incontestables, au Québec, son développement est freiné par plusieurs contraintes. Julie Fouquet identifie d’abord des freins d’ordre administratif. Selon elle, les cadres actuels ne permettent pas de désigner clairement un responsable en cas de litige entre le fabricant et l’entrepreneur, ce qui crée une zone grise ayant pour effet de ralentir les projets. Elle soulève également un enjeu de financement : les projets modulaires exigent souvent des paiements en amont, une réalité difficilement soutenable pour les clients qui peinent à mobiliser les fonds nécessaires dès les premières étapes. De son côté, Carlo Carbone constate que la construction industrialisée est encore en phase de développement. Si les manufacturiers québécois se sont fait une place dans la fabrication de maisons individuelles, ils ne sont pas encore prêts à répondre à la demande pour des projets de plus grande envergure. Il évoque également des freins d’ordre culturel : dans des pays comme le Japon ou la Suède, les traditions valorisent la construction industrialisée, ce qui explique son essor plus soutenu. Toutefois, les deux experts s’harmonisent pour dire qu’au Québec, la méconnaissance des principes et des possibilités qu’offre la construction industrialisée limite son utilisation à plein potentiel.

Conclusion

Bien que les deux entrevues aient été menées séparément, les deux experts convergent vers un même constat lorsqu’on leur demande de qualifier l’avenir de la construction industrialisée en un mot. Ils répondent sans hésitation : « prometteuse ». Ce mot résonne comme une invitation à aller plus loin. Pour Carlo Carbone, la construction industrialisée n’en est encore qu’à ses débuts : « C’est un fragment du potentiel qui est utilisé, il reste à déployer l’ensemble du potentiel. » Selon lui, l’avenir de cette approche repose sur trois leviers essentiels : un financement accru de l’innovation, une véritable révolution des méthodes de réalisation et une mise en valeur de la qualité à tous les points de vue.

Julie Fouquet, de son côté, rappelle que la construction industrialisée constitue une réponse concrète à la double crise du logement et de la main-d’œuvre. Mais pour que ce mode de construction puisse exploiter tout son potentiel, elle appelle les décideurs à faire preuve de souplesse réglementaire, à encourager le transfert des connaissances et à soutenir la rédaction de guides pour outiller les professionnels.

Tous les deux s’entendent pour dire que la transition vers la construction industrialisée ne pourra se faire sans l’engagement et l’expertise des professionnels du milieu. Elle repose sur une vision collective, une volonté d’innover et une meilleure reconnaissance de cette méthode comme une solution de qualité, durable et adaptée aux enjeux de notre époque. 


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