Melissa Reis est la fondatrice de Design Shopp, agence créative qui compte actuellement 20 employés. L’équipe travaille à distance et est répartie à travers l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie. « Les designers qui développent leur expertise dans les domaines numériques – UI/UX, web, animation et surtout vidéo – sont ceux qui seront les plus recherchés, selon Mme Reis. Le design graphique à lui seul ne garantirait peut-être plus une carrière stable et facile, mais demanderait plutôt une approche créative polyvalente et une maîtrise des outils numériques combinées à une grande perspicacité. »

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À propos de la formation académique
Un des aspects importants de la profession du design graphique, comme pour toutes disciplines similaires, concerne la formation de la relève, en insistant sur une culture générale reposant sur de solides assises. C’est un défi constant que de demeurer à jour avec l’apprentissage des outils, mais surtout de s’assurer que les étudiants développent aussi une expertise en conception et en stratégie de communication. A-t-on saturé la profession au point qu’une formation en design graphique projette de faux espoirs d’une carrière intéressante ?
À ce sujet, Melissa mentionne que, si nous voulons repenser la façon dont la prochaine génération débute et évolue dans le secteur du design, nous devons commencer par reconnaître ce qui ne fonctionne pas. « Aujourd’hui, de nombreux jeunes designers intègrent ce secteur avec des compétences techniques, mais sans une compréhension approfondie de la raison d’être de leur métier, soutient-elle. Ils peuvent créer de belles œuvres, mais passent souvent à côté de la stratégie, des objectifs du design, du public visé et de l’histoire qu’ils doivent raconter. Lorsque les visuels sont isolés, sans vision ni intention, ils perdent leur impact.
« Ce décalage vient souvent de la manière dont nous les préparons. Il existe un fossé entre les cours et la réalité du marché du travail. Ce qui manque, c’est une culture de la pensée critique et une exposition à la situation dans son ensemble : objectifs commerciaux, comportement des utilisateurs, communication et résultats. Il faut apprendre aux designers à commencer par le pourquoi, à élaborer une stratégie claire, puis passer aux visuels. En bref, il faut cesser de leur apprendre simplement à concevoir, mais leur apprendre d’abord à réfléchir. »
Robert Young, est designer indépendant et enseignant au niveau collégial. Il fait part d’une expérience similaire en tant que consultant. « Avec d’autres collègues, j’ai récemment collaboré à la refonte d’un programme en design graphique d’une institution au niveau collégial, et nous faisions tous le même constat, à savoir que le programme doit mettre moins d’énergie sur la technique et passer plus de temps sur les aspects conceptuel et communicationnel, la sémiotique, la recherche et les esquisses. Pour innover et se démarquer, on doit retourner aux sources, connaître et comprendre l’histoire et l’évolution des pratiques et des outils, ceux qui sont analogues, numériques et technologiques. La maîtrise des outils d’intelligence artificielle demande aussi cette expertise, car il faut apprendre à bien maîtriser les mots-clés et les termes techniques, mais aussi à connaître les caractéristiques visuelles des époques et des styles qui ajoutent les textures et créent les ambiances escomptées, afin d’éviter de refaire des images déjà prémâchées ».

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Karl-Frédéric Anctil, fondateur de l’agence Featuring, cumule 25 ans d’expérience, de pratique professionnelle. Il nous dit qu’afin de bien saisir les nuances propres à chaque problématique, un esprit curieux et critique favorise une démarche qui nous amène souvent hors de notre zone de confort.« J’étais agréablement surpris de constater, lors d’une visite d’exposition de finissants universitaires en design, comment le nouveau curriculum avait proposé des projets vers davantage de multidisciplinarité, tout en axant ceux-ci sur l’exploration. Cela permet de développer une formation dirigée sur une pensée évolutive au regard critique aiguisé. »
Julie Royer est, entre autres, professeure en graphisme au Cégep du Vieux Montréal et chargée de cours au baccalauréat en design graphique à l’université Laval. Elle croit qu’il faut premièrement se demander ce qu’on entend par profession. « Lorsque j’étudiais au baccalauréat en design graphique au début des années 2000, la seule avenue professionnelle qui nous était présentée en cours de formation, c’était d’aller travailler en agence et d’y faire de l’édition, de l’identité visuelle, du packaging, etc. Notre champ d’intervention est maintenant beaucoup plus diversifié. Les processus créatifs que nous apprenons et développons peuvent être transférés dans des domaines plus larges. Dans ce sens, le designer graphique peut travailler dans des industries diversifiées, au-delà des types de projets qu’il a effectués lors de sa formation. »
Définir, dès le départ, ses choix de carrière
Stéphane Huot, designer graphique indépendant et chargé de cours à l’UQAM, a un point de vue plutôt similaire, car selon lui, la profession se déploie aujourd’hui à travers une multitude de disciplines et de modèles de pratique, au point qu’il devient difficile de tracer une direction claire. « Dans ce contexte, je crois que les jeunes designers doivent avant tout se questionner sur le type de pratique professionnelle qu’ils ou elles souhaitent développer, ainsi que sur la nature des projets qui les motivent réellement. Veulent-ils/elles travailler en agence, en collectif, à leur compte, ou dans des milieux hybrides, mêlant design et technologie ? »
Que peut-on alors proposer à la relève afin de repenser les modèles de pratique professionnelle dans ce domaine ?
Robert Young croit pour sa part qu’on a besoin de créer une synergie afin de faciliter la bonne marche d’un projet en équipe. « Je crois que favoriser l’échange entre designers de diverses générations permettrait aussi de créer davantage de ponts et faciliter ainsi le travail en commun pour converger vers des solutions plus durables à long terme. On a avantage à apprendre l’un de l’autre, que l’on soit débutant ou sénior dans notre profession. »

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De la théorie à la pratique
Melissa Reis ajoute pour sa part qu’elle encourage toujours le développement des compétences parallèles, comme le montage vidéo, la motion design, la rédaction, la photographie et l’accessibilité. « Ce ne sont plus des extras, mais des essentiels. Mais, il ne s’agit pas seulement de suivre le rythme technique. L’intelligence émotionnelle, la capacité d’écoute, d’empathie, d’adaptation et de collaboration sont toutes aussi importantes. Les designers d’aujourd’hui doivent nouer des liens avec les clients, comprendre leurs besoins réels et communiquer clairement leurs idées. Bien sûr, aider la prochaine génération à s’épanouir ne se résume pas à ce qu’elle apprend, mais aussi à ce à quoi nous lui donnons accès. Et c’est là que les choses se compliquent. Nous connaissons tous la valeur des stages et du mentorat. Mais la réalité est que de nombreuses entreprises sont à bout de souffle. Entre l’instabilité économique, les lourdeurs administratives et la pression de la performance constante, l’intégration des stagiaires peut sembler être un risque supplémentaire que nous ne pouvons pas nous permettre. J’ai accueilli des stagiaires qui n’étaient tout simplement pas prêts, manquant de curiosité, d’initiative ou de responsabilité et, malheureusement, j’ai été confronté à ce problème plus souvent que je ne l’aurais souhaité.
« Ce dont la prochaine génération a besoin, ce n’est pas seulement d’un accès – c’est d’un accès significatif. Alors peut-être que la solution ne réside pas dans plus de stages, mais dans un modèle complètement repensé. On pourrait proposer des rôles courts, basés sur des projets concrets, des critiques de design réelles, ou des occasions d’observation qui permettent aux étudiants de découvrir les coulisses du métier, sans alourdir les équipes déjà surchargées. »
En poursuivant cette réflexion, on doit être conscient que la formation académique doit constamment tenter de s’arrimer aux changements, afin d’assurer la pérennité d’une profession qui ne cesse de se redéfinir.
Melissa amène un commentaire qui semble bien résumer tout cela. « Les designers qui considèrent la créativité comme une stratégie, qui comprennent le storytelling, l’image de marque et les relations humaines, non seulement survivront à cette évolution, mais prospéreront. La menace n’est pas de l’IA, mais la stagnation. Si vous n’évoluez pas, vous êtes déjà en retard. »