L’exemple barcelonais du quartier 22@
Loin de l’immensité des territoires canadiens, la Ville de Barcelone voit son développement limité par deux fleuves, la mer et la montagne. Compacte, la métropole catalane n’en est pas moins ouverte, et pionnière, dans les stratégies d’organisation. Elle aurait même inventé le plan d’urbanisme avec le projet Cerdà de 1859, qui consiste en une trame d’îlots hyperdenses, véritables milieux de vie où habiter, travailler et se divertir, tout ça à la fois ! Un siècle plus tard, le Plan général métropolitain (1976) combine de multiples couches d’informations avec cet objectif : que développement urbain et opérations architecturales se nourrissent mutuellement. Et de 1990 à 2005, un plan stratégique réunit autour de la table des citoyens de tous horizons. Point commun à ces projets, une volonté de lier et de travailler ensemble. Cette volonté s’est vue encore renforcée par la movida, un mouvement culturel préparé dans la clandestinité de la dictature de Franco, et qui accompagnera la transition démocratique à travers de nombreux domaines. Dans celui de l’urbanisme, Oriol Bohigas et Manuel de Solà-Morales seront de ceux qui porteront le renouveau de Barcelone5, commencé par le bord de mer, et poursuivi par le quartier 22@.

Délimitations du quartier barcelonais 22@ au sein du tissu caractéristique des îlots Cerdà.
Source : Ville de Barcelone
Implanté dans le quartier populaire de Poblenou, le projet 22@Barcelona mise sur la nouvelle économie du numérique. À son lancement dans les années 2000, on communique autour de cette nouvelle cité digitale, sa stratégie socioéconomique innovante, ses ambitions de mixité… Et effectivement, les chiffres sont bons : le quota d’entreprises installées et d’emplois créés dépasse celui de la première vie industrielle du quartier ! Ici, propriétaires de parcelles et promoteurs doivent « concevoir ensemble un projet de rénovation urbaine […] dans un rapport donnant-donnant : l’un apporte le terrain, l’autre le savoir-faire du constructeur6 ». L’îlot Cerdà pour référence, la ville et la société gardent la maîtrise du foncier en veillant aux gabarits et aux typologies, et en offrant un peu plus à ceux qui incluent des logements sociaux. Une image idyllique donc, si les ateliers d’artistes et leurs occupants ne disparaissaient pas les uns après les autres : 200 des 250 ateliers installés avant l’an 2000 fermeront dans la dizaine d’années suivantes. D’où l’éclatement d’une petite « révolte artistique », axée principalement sur la sauvegarde de l’usine Can Ricart, le plus important patrimoine du site. Son maintien n’était-il pas une évidence pour les initiateurs du projet 22@ ? Non, et il faudra lutter et multiplier les manifestations pour aboutir à un « fléchissement de la stratégie foncière », entre « un propriétaire impatient de vendre les parcelles de son îlot » et « une mairie incapable de prendre des décisions cohérentes7 ». Pour le docteur en géographie Patrice Ballester, Poblenou constitue ainsi un espace de la « spéculation », dont la valeur tient aux « luttes urbaines protestant contre une sorte de modélisation forcée d’un espace urbain8 ». Car c’est effectivement par la lutte que les artistes sont parvenus à maintenir leurs ateliers au côté des entreprises innovantes. L’histoire de 22@ n’est donc pas un long fleuve tranquille, mais elle montre justement qu’un projet urbain ne peut advenir sans remous. Deux qualités sont alors essentielles à sa réussite : son potentiel de flexibilité et l’engagement de toutes ses parties prenantes. Barcelone profitait d’une expérience riche en stratégie urbaine, et la censure exercée lors de la dictature n’est pas sans lien à la force du mouvement de la movida. Sans l’expérience en la matière et sans le passé dictatorial (Dieu merci !), comment Montréal peut-elle construire sa propre vision de l’aménagement de son territoire ?
La qualité à l’agenda
Si la quantité n’est jamais oubliée par les modèles économiques qui régissent nos sociétés contemporaines (les promoteurs immobiliers le savent bien), la qualité l’est en revanche trop souvent. Pour contrebalancer cette tendance, un groupe de travail de la Ville de Montréal élabore depuis plusieurs mois le premier Agenda montréalais pour la qualité en design et en architecture9. Imaginé dans un horizon de cinq ans (2018-2022), il vise à accélérer l’intégration stratégique et transversale de principes et mesures de qualité en design dans l’ensemble des pratiques municipales, des plans et des politiques de développement de la Ville. La démarche est d’ailleurs inscrite au plan d’action du Bureau du design, Créer Montréal 2018-2020. Rappelons que cette démarche, qui est menée de concert avec plusieurs services centraux et arrondissements, est née d’une forte synergie avec le milieu professionnel qui a culminé lors de la déclaration d’appui de la Ville de Montréal à la démarche de l’Ordre des architectes du Québec (OAQ) pour l’adoption d’une Politique québécoise de l’architecture.
Désignée ville UNESCO de design en 2006, Montréal a pris l’engagement de miser sur les forces créatives en design et en architecture pour contribuer à l’amélioration de la qualité de vie des Montréalais. Mais encore faut-il définir ce que l’on entend par « qualité » ! Ce à quoi s’est attelé le Bureau du design en réalisant une veille internationale des politiques de design et d’architecture. En s’inspirant des meilleurs exemples pour définir les principes, les considérations clés et les objectifs d’un bon design, il a publié l’automne dernier Les assises de l’Agenda montréalais pour la qualité en design. Ce document fait ressortir que « qualité » doit rimer avec « durabilité » – celle-ci entendue comme le temps nécessaire à l’appréciation de l’objet, mais aussi comme l’ensemble des préoccupations environnementales. L’année 2018 a été consacrée aux consultations, à commencer par celles des acteurs internes à la Ville. Partant du principe que tous sont enclins à plus de qualité, il s’agissait d’identifier ce qui y fait entrave ; quels changements dans les façons de faire ou quels outils pourraient les aider à surmonter leurs difficultés ? Près de 300 employés et gestionnaires ont participé aux ateliers. Cinq grandes catégories d’obstacles se sont dégagées : culture et qualité du design, cadre réglementaire en urbanisme, règles et procédures de la chaîne d’approvisionnement, gestion des projets et organisation du travail. Ont suivi les consultations externes, notamment par le biais de la plateforme Réalisons Mtl (sondage, boîte à idées, carte interactive, etc.) et une journée de cinq ateliers à laquelle tout l’écosystème montréalais était invité à participer. D’autres consultations internes sont en cours, de même que des recherches plus approfondies portant sur des domaines d’application précis ou d’ordre réglementaire. Le bilan de ces consultations est donc à venir et devrait nourrir l’Agenda 1.0, dont l’adoption est prévue au deuxième trimestre de l’année. Cela dit, les principes de qualité énoncés lors des ateliers sont mobilisateurs et motivent plusieurs acteurs à innover pour faire mieux, avec plus de qualité.

Les Montréalais au travail lors de la journée participative du 23 octobre 2018 à la SAT.
Source : Bureau du design, Ville de Montréal
Autre outil récemment mis en place par la Ville, le « droit de préemption » s’applique sur 86 propriétés réparties dans 9 zones prioritaires de Montréal. Ce droit, qui s’associe à une stratégie de gestion des opérations immobilières, permet à la Ville de se substituer à un autre acquéreur lors de la vente d’un bien. Son exercice doit aller en faveur de la collectivité – par la réalisation d’un équipement public, par exemple. Le site de Molson, qui figure parmi les terrains concernés, ne sera donc pas un second Griffintown, nous promet-on. Le cabinet de la mairesse Valérie Plante s’exprimait à ce sujet : « Ce droit de préemption nous permettra de sécuriser des terrains pour implanter des infrastructures publiques telles que des parcs, des bibliothèques ou des centres sportifs. C’est ce qu’il manquait à la ville lorsque Griffintown s’est développé et c’est pourquoi nous nous sommes retrouvés avec un vaste secteur de la ville sans école et sans parc10. » Toujours au sujet de ce décidément mal aimé Griffintown, l’architecte et urbaniste Jean-Claude Marsan déplore un quartier « dysfonctionnel, aux paysages banals, en quête d’écoles, de parcs et de vie11 », et craint que ces aspects ne soient reproduits dans le futur Royalmount, où 6 000 habitations seraient planifiées par son promoteur, en sus du projet commercial initial (pour plus de profits ?!). Soit, les défis sont là, le combat est à mener, et Montréal fait ses premières armes, avec en main son Agenda, son droit de préemption, ou encore son plan particulier d’urbanisme (PPU) des faubourgs, outil en cours d’élaboration et qui assurera la cohérence du développement à travers ce que la Ville appelle sa « vision pour le secteur ». C’est dit, Montréal, métropole contemporaine mondiale, possède une vision ! Espérons que nous en verrons bientôt les effets réels !
3 Propos extraits de « Si proche, si loin » : COLLECTIF. Montréal. La conspiration dépressionniste, Moult Éditions, Montréal, 2018.
4 Propos repris par Dominic Tardif dans son article « Montréal, une île, une ville dépressionniste à en pleurer », Le Devoir, 17 mars 2018.
5 Pour lire plus à ce sujet : MASBOUMGI, Ariella (sld). Barcelone. La ville innovante, Le Moniteur, collection projet urbain, Paris, 2010.
6 BALLESTER, Patrice. « Quartier d’artistes versus cluster numérique », revue de géographie et aménagement Territoire en mouvement, 2013. URL : [http://journals.openedition.org/tem/2022 ; DOI : 10.4000/tem.2022]
7 BALLESTER, op. cit.
8 BALLESTER, Patrice. « Barcelone, le district de l’innovation 22@ : entre vulnérabilité et équité sociale », dans LAZZERI, Yvette et Emmanuelle MOUSTIER (sld). Vulnérabilité, équité et créativité en Méditerranée, PUAM, Marseille, 2012.
9 La ville de Montréal a créé une plateforme interactive reprenant l’ensemble des informations et documents utiles au sujet de l’Agenda. URL : [https://www.realisonsmtl.ca]
11 Propos cités par Mathias Marchal dans son article « Le Royalmount continue de diviser les experts », journal Métro du 17 janvier 2019.