La première partie de sa carrière « officielle » (de 1945 à 1966) se déroule en France, avant de se poursuivre en Iran et de s’achever à Alger, où il construit les logements de trois cités (Cité du bonheur, Cité de la Promesse tenue et Climat de France). Fernand Pouillon était très attaché à l’Algérie dont il avait une connaissance du territoire et culturelle très pointue malgré le vaste territoire du pays et ses tourments politiques. Il connaissait les monts des villes pour y hisser les habitations avec des vues spectaculaires. Il savait repérer les criques en bordure de mer pour y déployer des complexes hôteliers. Il utilisait les connaissances de l’artisanat local pour créer des décors d’architecture liés aux régions du pays.
Climat de France, un monumental ensemble HLM de 5 000 logements finalisé en 1957. Photo : Simon Brendel
Avant son parcours algérien, M. Pouillon construit d’abord des camps de réfugiés dans le sud de la France. Par la suite, il construira des logements sociaux à Aix-en-Provence, à Marseille et en région parisienne. Il acquiert de l’expérience, ce qui lui permet de construire rapidement et peu cher. De plus, il utilise la pierre et les matériaux sur place au lieu du béton (matériau alors prisé dans ces années d’après-guerre).
Chez cet architecte, le bâtir s’est toujours conjugué avec l’habiter. Pouillon a témoigné de son attachement à l’amélioration des conditions des hommes et des femmes.
Mais des malversations avec ses partenaires et sa double position d’entrepreneur et d’architecte lui causent des ennuis irrémédiables2 . En 1961, puis en 1963, il sera arrêté et emprisonné sans jamais qu’une plainte ne soit déposée. Libéré en 1964, pour des raisons de santé, il sera néanmoins radié de la profession d’architecte et d’urbaniste en France.
Dès lors, contraint à l’exil, la seconde partie de sa carrière sera consacrée à l’Algérie touristique et balnéaire. Il écrira en 1968 : Je bâtis en Algérie un programme exaltant (…) Je construis des hôtels, des villages de vacances et des caravansérails (NDLR : Enclos pour abriter les voyageurs et leurs animaux). J’ai aimé m’occuper des hommes dans l’habitation, eh bien maintenant je m’occupe des hommes dans leurs loisirs3 . Il achèvera ainsi sa carrière en 1986. Entre-temps, il sera amnistié en 1971 par le président Georges Pompidou et réintégrera l’Ordre des architectes en 1978. Il rentrera en France en 1984.
La seconde partie de sa carrière sera consacrée à l’Algérie touristique et balnéaire. Construit par Fernand Pouillon en 1971, le complexe hôtelier et touristique La Corne d’Or est situé à Tipaza, ville balnéaire et site archéologique unique à 80 km à l’ouest d’Alger. L’architecte-urbaniste Pouillon a créé une sorte de village traditionnel très épuré avec des bungalows se jouxtant en décalé. À l’arrière-plan, la forêt en hauteur borde le restaurant au centre du complexe (Photo : Jean-Pierre Dalbéré). À droite, l’hôtel El Marsa fait partie du complexe touristique Sidi Fredj édifié en 1968 par Fernand Pouillon. Localisé en bordure de mer, en banlieue ouest d’Alger, Sidi Fredj a été le port de mer de l’arrivée des Français en 1830. En plus de l’hôtel El Marsa, le complexe comprend l’hôtel El-Manar, l’hôtel du Port, l’hôtel El Riad, le quartier du Corsaire, le port, la capitainerie, la salle des Fêtes (salle communautaire municipale), le théâtre antique grec et le village artisanal. M. Pouillon s’est attardé à dessiner des détails d’architecture mauresques de la Casbah d’Alger, langage architectural qu’il aimait mettre en valeur. Les enfilades en arcature, les ouvertures, les portes charretières et les loggias ornementées de motifs byzantins, les auvents, les corbeaux effilés sous les balcons en saillie, les tours et les corps de bâtiments percés de fausses meurtrières et d’ouvertures asymétriques. Il a aussi utilisé des matériaux qu’il affectionnait : pierre claire, chaux et bois massif (photo : Ludovic Courtès).
Chez cet architecte, le bâtir s’est toujours conjugué avec l’habiter. Pouillon a témoigné de son attachement à l’amélioration des conditions des hommes et des femmes. En Algérie, il avait conscience que les espaces entre les femmes et les hommes ne sont pas investis de la même manière. Il a tenté de donner une qualité de vie aux femmes, malgré leur difficulté à investir l’espace public. Nous le verrons mieux dans les lignes qui vont suivre.
Les cités
Diar Es Saada, édifiée en 1953, comptait alors 800 logements. Diar El Mahçoul, construite l’année suivante en, accueillait 1 800. En arpentant les deux cités, nous avons pu comparer le projet théorique de base, sa réalisation initiale et son état actuel. Bien qu’abîmées, notamment à cause du manque de réglementation urbanistique et du problème criant de surpopulation urbaine4, elles révèlent toujours la volonté commune de l’architecte Pouillon et de Jacques Chevallier, maire d’Alger de 1953 à 1958, de résoudre le problème de pénurie de logements d’après-guerre tout en tentant d’éliminer les bidonvilles qui se développaient sur les hauteurs de la ville.
Plan au sol et photo en axonométrie de l’ensemble des cités Es Saada et El Mahçoul vers 1955. On comprend l’implantation des bâtiments aux formes géométriques diverses en L, en I, en U, en rectangle et en carré. La photo récente des ensembles d’habitation permet de voir que les bâtiments profitent du relief de la crête. La pierre blanche de Fontvieille est fort bien préservée, malgré le manque d’entretien des ensembles urbains (Plans et photos sépia : site de Pierre Chatail (http://diaressaada.alger.free.fr/), photo récente : Manon Sarthou).
Algériens logés, Européens privilégiés
En un temps record (un an pour Diar Es Saada et dix-huit mois pour Diar El Mahçoul), le maire et l’architecte ont fait naître un grand projet d’habitat à loyer modique avec vue sur la baie d’Alger. Et pour la première fois depuis les débuts de la colonisation française en 1830, ils ont intégré la population algérienne à un projet urbanistique en créant des logements de « confort simple » qui lui étaient destinés… et des logements de « confort normal » réservés aux Européens. L’utilisation de ces deux appellations devait éviter la comparaison entre les logements, mais dans les faits, les appartements de « confort normal » possédaient les meilleures vues sur la mer et étaient plus spacieux et plus lumineux.
Se positionner dans la modernité
La pensée urbanistique des deux hommes a pu se déployer aisément dans les années 1950, alors que les hauteurs de la ville n’avaient pas encore connu de développement. Dix hectares ont été utilisés pour organiser le territoire en rues aérées, parfois sinueuses, agrémentées de palmiers. Des immeubles de 4, 5 ou 6 étages de formes géométriques diverses (en carré, en rectangle, en U, en L, en I) y ont été construits, formant un imposant regroupement de barres d’habitations dominées par deux tours dans chaque cité.
Axes majeurs des rues et boulevards de Diar Es Saada vus en plan au sol. Les cités sont séparées par le grand boulevard d’où l’on peut admirer le mémorial du Martyr, icône contemporaine d’Alger. Il a été érigé par la société québécoise Lavalin en 1982 selon une maquette créée à l’École supérieure des beaux-arts d’Alger. Conçu en trois palmes stylisées de béton s’élançant jusqu’à hauteur de 92 mètres, il exprime la culture, l’agriculture et l’industrie algérienne. Source plan : http://diaressaada.alger.free.fr/, photo : Poudou99_Wikipédia
Fidèle aux considérations de la ville algérienne traditionnelle, Fernand Pouillon y a prévu des suites d’arcades et des portiques à l’entrée des immeubles. Pour rendre hommage à l’urbanisme et à l’architecture algéroise traditionnelle, il a recréé des places publiques égayées par des fontaines et cascades d’eau, des sculptures, des murales-mosaïques et des marchés couverts. Ces aménagements contemporains tirent leurs références typologiques urbanistiques et architecturales des quartiers anciens d’Alger, dont celui de la Casbah. Le plus spectaculaire d’entre eux demeure la place de la Porte de la mer.
La place de la Porte de la mer demeure le « clou du spectacle » des cités. Elle s’ouvre sur la baie d’Alger en une suite d’arcades installées devant un emmarchement et un vaste parvis. En plus d’offrir un cadre sur la mer, l’ensemble rappelle les arcades aveugles de la citadelle de la Casbah, et chaque arcade représente une porte de cité. L’architecte a habilement joué avec ces référents de baies architecturales. Photo : Tirée du site de Pierre Chatail (http://diaressaada.alger.free.fr/)
La casbah d’Alger, quartier emblématique
Comme bien des villes portuaires d’Afrique du Nord, Alger possède une casbah. Cette partie haute et fortifiée – qui, autrefois, abritait des palais de souverains – accueille désormais des maisons populaires et est reconnaissable par ses bâtiments ottomans d’architecture militaire, palatiale, religieuse ou commémorative et ses hammams perchés sur des caps rocheux. Les Turcs ont essaimé cette manière de construire lors de leurs conquêtes le long de la Méditerranée et en Afrique subsaharienne. Les maisons de la casbah d’Alger sont néanmoins d’inspiration maghrébine (donc d’Afrique du Nord). Elles paraissent emboîtées et on circule aisément de l’une à l’autre par des paliers. Elles sont dotées d’un espace central appelé patio ouvert, qui offre une circulation interne plus intime – pour les femmes, notamment. Les étages s’y déploient en mezzanine avec des balustrades en bois ouvragé ornementées de colonnes torsadées, de chapiteaux, de frises et de motifs géométriques.
Au cours de son histoire, la casbah d’Alger est demeurée un lieu imprenable lors des attaques de ses nombreux envahisseurs (romains, berbères, andalous, arabes, turcs, français) grâce au maillage complexe de sa structure urbaine et à sa citadelle à toute épreuve protégée par des corsaires redoutables et légendaires, tel le premier récipiendaire de la régence d’Alger, Barberousse, au XVIe siècle.
Inclure l’architecture traditionnelle dans une approche contemporaine
L’architecte Fernand Pouillon a réinterprété certains détails architecturaux et motifs géométriques de la casbah d’Alger pour les inscrire dans l’architecture moderne des cités. Par exemple, il a reproduit en plus grand sur les balcons des appartements les corbeaux en bois que l’on trouvait jadis sous les balcons en saillie typiques de la Casbah. Il a repositionné les petits percements carrés de la citadelle de la Casbah en colonnes sur les tours des cités pour faire entrer la lumière dans les cages d’escalier. Il a également fait dessiner, sur le sol des nouvelles places publiques des cités ou sous forme de fresques murales, les mosaïques géométriques que l’on trouvait dans les palais des deys (titre attribué au régent d’Alger au XVIIe siècle).
Les places publiques des cités dans les années 1950-1960 étaient très animées et conçues pour être fréquentées par les piétons. Avec les années, elles ont laissé libre cours à la présence des voitures. L’architecte Fernand Pouillon avait puisé son inspiration dans la Casbah. On peut comparer ses ruelles étroites avec marches en pas-d’âne entre les murs de chaux et celles des cités, similaires et qui demeurent conviviales. Photos : Manon Sarthou
Pour construire les cités, Fernand Pouillon a fait venir à Alger les pierres de taille de la carrière française de Fontvieille, près des Baux-de-Provence. Ces pierres calcaires presque blanches aux reflets blonds ont le mérite de résister aux chocs sismiques. Les importants séismes survenus à Alger en 2003 et 2014 n’ont donc pas ébranlé les deux cités.
Une morphologie urbaine
L’architecte-urbaniste Fernand Pouillon a pris soin de positionner les immeubles les uns dans les autres tout en épousant la topographie de la crête du centre d’Alger, d’où émergent les deux cités. Cette morphologie urbaine est similaire à la disposition des maisons de la Casbah qui sont, quant à elles, mitoyennes et en dénivelé. Le relief du site des cités comporte de petits vallons agrippés à la crête. L’élévation culmine à 200 mètres du niveau de la mer5 à certains endroits, offrant des vues plongeantes et dégagées fabuleuses sur plusieurs quartiers et sur la baie d’Alger.
Remerciement
Nous tenons à remercier deux Algéroises, Inès Chafa, étudiante en architecture à l’Université d’Alger, et Rahma Touazi, architecte en centrale électronique, pour leur généreuse contribution à cet article. Inès Chafa nous a guidée au cœur des cités Es Saada et El Mahçoul en évoquant le travail particulier réalisé par Fernand Pouillon. Nous remercions également Pierre Chatail, ancien habitant de la cité Es Saada, pour son site http://diaressaada.alger.free.fr/, qui abonde de cartes et de photographies anciennes et nouvelles, précieuses informations utilisées pour cet article. Le livre Fernand Pouillon et l’Algérie – Bâtir à hauteur d’hommesdes photographes Daphné Bengoat et Leo Fabrizio et de l’auteur Kaouther Adimi, paru en juillet 2019 aux Éditions Macula, nous a également nourrie. Également, nous remercions vivement Dina Benyahia. Algérienne vivant en France, elle a pris la peine lors d’un séjour dans sa famille à Alger de se rendre à Siri Fredy, en banlieue ouest d’Alger, pour y faire des photos. Elle a aussi effectuer une recherche auprès de membres de sa famille qui ont connu l’architecte-urbaniste Pouillon (NDLR. Enfant, Mme Benyahi a rencontré Fernand Pouillon. Elle en garde un souvenir très fort d’une personne conviviale, attentive et à l’écoute).
Notes
1 Jusqu’en 1940, en France, le diplôme d’architecte n’est pas obligatoire pour construire.
2 Dans les années 1950, un architecte n’a pas le droit d’être promoteur ou entrepreneur, ou d’être lié à une activité commerciale en rapport avec le bâtiment. Il faut, depuis 1940, non seulement un diplôme pour concevoir un projet d’architecture, mais le concepteur ne peut plus financer et participer à sa construction (de nos jours, ce n’est plus interdit). Or, M. Pouillon a commencé sa carrière de bâtisseur avant cette époque.
3 Citation d’un entretien d’une émission de la Radio-Télevision Suisse, Vie littéraire en 1968, tirée du livre Fernand Pouillon et l’Algérie, bâtir à hauteur d’hommesdes photographes Daphné Bengoat et Léo Fabrizio et de l’auteur Kaouther Adim, juillet 2019, Éditions Macula, p.188.
4 Le problème du terrorisme en Algérie a engendré un exode rural ces dix dernières années, entraînant notamment une surpopulation à Alger.
5 Pour comparer, le mont Royal est à 240 mètres au-dessus du niveau de la mer.