Julius Shulman (1910-2009) – Photographe de l’architecture moderne Photo 1 – Photographie de la Kun House conçue par l’architecte Richard Neutra (1936). Source : © J. Paul Getty Trust. Getty Research Institute, Los Angeles (2004.R.10)

À différentes époques, les protagonistes, complices de l’architecture, ont soutenu autant que les architectes l’enracinement des cultures constructives dominantes. Le clergé au Moyen Âge et les officiers de l’Empire romain sont des exemples probants de l’influence de non-architectes. L’époque héroïque de l’architecture moderne, celle qui a réformé l’architecture et la construction traditionnelle, a aussi été soutenue par son lot de complices. Industriels, artistes, ingénieurs ont guidé cette révolution à laquelle les architectes ont, selon certains, adhéré tardivement.

Les alliances de la modernité évoquées par l’union de Le Corbusier avec Henry Frugès pour le développement du quartier ouvrier à Pessac réaffirment le rôle des complices externes à la discipline pour matérialiser l’architecture et donner vie aux manifestes théoriques. Un autre symbole de complicité qui a servi à promouvoir l’architecture moderne est le travail d’un photographe qui, à travers sa représentation de la modernité, est devenu l’artisan de sa démocratisation. Julius Shulman, compère de l’architecte moderne, a su non seulement interpréter les traits de l’espace moderne, mais en a généré des icônes pérennes et répandues.

Julius Shulman est né le 10 octobre 1910, d’un couple de laboureurs autosuffisants. Il a été élevé et éduqué sur la ferme familiale située dans un petit village au nord de New London au Connecticut, aux États-Unis. La photographie n’était pas un intérêt exprimé de son enfance. Il découvre cette aptitude lors d’un cours à option offert à son école secondaire. Un talent inné, apprécié et remarqué par ses enseignants est demeuré pour Shulman un simple loisir lui permettant de capter des paysages, mais sans autre ambition particulière. Intéressé par la radio amateur, il s’inscrit au programme d’ingénierie électrique à l’UCLA (University of California, Los Angeles) en 1927, quelques années après le déménagement de la famille en Californie à la poursuite de meilleures conditions de vie. La Californie incarnait tout le potentiel du peuple américain de l’époque : diversifié, créatif, progressiste et ambitieux.

L’ingénierie n’inspire pas Shulman. Il abandonne ses études à l’UCLA et, avec un copain, s’installe près du campus de Berkeley. Comme passe-temps, Shulman capte avec son Pocket Kodak les bâtiments du campus, et c’est ainsi que débute sa carrière de photographe. Ce travail informel lui permet de gagner sa vie. Ses photos des bâtiments notables de Berkeley se vendent à travers un petit réseau de librairies locales. Ce loisir et une rencontre inopinée avec le travail de l’architecte Richard Neutra poseront les fondations d’une iconographie exceptionnelle de la modernité.

Le premier contact avec Neutra en 1936, fondamental pour les carrières des deux hommes et pour l’histoire de l’architecture moderne, est le résultat de l’obligeance de la sœur de Shulman. Propriétaire d’un petit commerce de proximité que fréquentent les Neutra, elle est sollicitée par Neutra à la recherche d’un logis pour l’un de ses nouveaux dessinateurs. Invité par ce dessinateur, Shulman visite l’une des maisons conçues par Neutra, la Kun House (photo 1). Armé de son appareil, Shulman prend quelques photos. Émerveillé par ces instantanés, l’architecte Neutra demande de rencontrer le photographe. Impressionné par le travail de Shulman, Neutra le présente aux architectes réputés de son entourage ; ces rencontres fondent une carrière ancrée à la médiatisation de l’architecture moderne aux États-Unis. Sa capacité de traduire le mode de vie, la spatialité, la matérialité et l’ancrage au lieu, ont été reconnue à maintes reprises par ces architectes mandateurs et par une masse de littérature sur le sujet.

Le travail des architectes synonymes de l’architecture moderne aux États-Unis – Richard Neutra, Raphael Soriano, Charles Eames, Pierre Kœnig, Craig Ellwood, J.R. Davidson –, a été porté par l’œuvre de Julius Shulman. Les revues d’architecture progressistes de l’époque diffusaient ses compositions fabriquées et instantanées qui formulaient une image instructive (photo 2) ; comment vit-on dans une maison moderne ?

Photo 2 – Photographie du travail de composition avec une fausse végétation de la CSH 22, Stahl House conçue par l’architecte Pierre Kœnig (1959). Source : © J. Paul Getty Trust. Getty Research Institute, Los Angeles (2004.R.10)

De cette époque, c’est certainement l’union de la photographie de Shulman avec le Case Study House Program de la revue Arts and Architecture qui a permis d’illustrer la maison potentielle de l’après-guerre comme instrument de la modernité architecturale. Le programme de conception de prototypes de la revue Arts and Architecture est lancé en janvier 1945 par un autre complice et mandataire de l’architecture moderne, John Entenza. Lui-même un non-architecte, il a initié avec la revue l’une des activités les plus réussies de l’architecture moderne, le Case Study House Program. John Entenza devient rédacteur en chef de la revue en 1942 avec l’intention de promouvoir une architecture nouvelle. Les photos prises des Case Study Houses permettent de partager et de promouvoir un mode de vie qu’Entenza souhaite véhiculer comme contreprojet au modèle de développement traditionnel dominant. Un outil pour les architectes, ce programme a influencé et influence encore une modernité domestique spécifiquement américaine. Les 24 maisons construites et les 12 prototypes non construits sont calqués sur les préceptes de la modernité : la trame, le module, le datum horizontal, les matériaux nouveaux et le potentiel de la préfabrication.

Dans un langage et une représentation accessibles, chaque numéro de la revue proposait un modèle et le rêve d’une profession. Complices de ce rêve, mais sur une échelle qui le dépasse largement, les photos de Shulman du Case Study House Program sont mythiques. De la composition palladienne de la CSH22 (Stahl House) de Pierre Kœnig (photo 3) à la composition fabriquée d’un mode de vie en devenir de la CSH 21 (Bailey House) (photo 4) aussi conçue par Kœnig, la spatialité moderne, le dynamisme de la composition, les relations intérieures et extérieures et le rapport au paysage sont les référents véhiculés par Shulman ; la maison moderne élucidée et partagée avec la masse.

Photo 3 – Stahl House conçue par l’architecte Pierre Kœnig (1959). Source : © J. Paul Getty Trust. Getty Research Institute, Los Angeles (2004.R.10)

Photo 4 – Photographie de la CSH 21, Bailey House conçue par l’architecte Pierre Kœnig (1958).Source : © J. Paul Getty Trust. Getty Research Institute, Los Angeles (2004.R.10)

Transgressant le rôle traditionnel de la photographie architecturale, en plus de capter les matériaux et les traits de composition, Shulman assemblait des points de vue, parfois même artificiels, qui pouvaient capter le côté captivant de l’architecture moderne (photo 5). Les cadres dramatiques, la continuité spatiale et les traits d’un mode de vie construit sur l’optimisme et les conforts de l’époque étaient contenus en une image fabriquée (photo 6) qui devait influencer l’observateur et lui donner envie de vivre cette modernité.

Les prototypes sont visités par plusieurs centaines de milliers de personnes. La photographie attire, mais propose un leurre exceptionnel que les maisons sont incapables de traduire en réalité. La modernité traduite par Shulman est tant à l’écart de la réalité que vivent les visiteurs que la photo devient le seul moyen de pouvoir s’y projeter. Shulman, le photographe de l’architecture moderne aux États-Unis, a matérialisé le rêve d’une révolution architecturale avec un portrait plus palpable que la réalité. 

Photo 5 – Photographie de la CSH 21, Bailey House conçue par l’architecte Pierre Kœnig (1958).Source : © J. Paul Getty Trust. Getty Research Institute, Los Angeles (2004.R.10)

Photo 6 – Photographie de la CSH 9, Entenza House conçue par Charles Eames et Eero Saarinen (1949). Source : © J. Paul Getty Trust. Getty Research Institute, Los Angeles (2004.R.10)

Grâce au fonds de la Getty Research Institute, les figures qui accompagnent cet article donnent un aperçu de l’iconographie fabuleuse de l’architecture moderne.


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