En 1969, un collectif d’étudiants en architecture de la Yale University, de la Columbia University et du MIT a publié un important manifeste : Architecture: whom does it serve?. Ce manifeste a cherché à replacer une pratique de l’architecture dans un contexte économique, social et environnemental plus large que celui enseigné dans ces universités. C’était un puissant appel à se réapproprier une architecture plus sociétale et plus écologique. Un an après sa parution se déroule une manifestation rassemblant plus de 20 millions de personnes, rien qu’aux États-Unis. Avec le slogan « Save Our Planet », c’est la création de ce que nous appelons maintenant le « Jour de la Terre ».
Manifestation « Architecture et racisme » organisée par TAR à New York en 1969 – Photo : Julie K. Stone
Foule à la toute première Journée de la Terre au monde, le 23 avril 1970 au Fairmount à Philadelphie. – Photo : AP Photo
Suit, en 1972, une étude sans précédent, le rapport Meadows – aussi connu sous le nom « Les limites à la croissance ». Ce document constituait une sérieuse mise en garde quant aux risques d’effondrement du système capitaliste axé sur la croissance infinie. La même année, Colin Moorcraft, un jeune architecte britannique, publie pour la revue Architectural Design un manifeste intitulé Designing for survival.
Cet essai dressait un bilan extrêmement dense et informé des effets calamiteux de la technologie industrielle. Il réclamait un authentique croisement des enjeux environnementaux et du design pour sortir de cette logique réductionniste et de ces impasses afin d’aller au-delà de la modernité et de projeter une autre manière d’habiter notre monde.
Écrit par Chad et Jaime Freidrichs, le documentaire The Pruitt-Igoe Myth (2011) retrace l’histoire du complexe de logements sociaux Pruitt-Igoe à Saint-Louis (Missouri), et la décision de raser l’ensemble du complexe en 1976.
Le 15 juillet 1972, le dynamitage du grand ensemble de logements sociaux de Pruitt-Igoe devient un important marqueur historique de ce mythe progressif de la modernité hors-sol et rendu célèbre par cette phrase de Charles Jencks : « L’architecture moderne est morte à Saint-Louis Missouri, le 15 juillet 1972 à 3 h 32 de l’après-midi, ou à peu près ».
Dans plusieurs pays, les années 1960 et 1970 sont celles d’une période marquée par des mouvements civils, exigeant de la part de leurs dirigeants une plus grande prise de conscience environnementale et sociale, plus égalitaire et inclusive avec un certain égard pour l’ensemble du vivant. Un moment qualifié de global et systémique par Theodore Roszak, connu pour l’avoir popularisé avec son livre The Making of a Counter Culture.
There Is No Alternative
Mais les idéaux de la contre-culture ne résistent pas aux crises inflationnistes des chocs pétroliers de 1973 et 1979. C’est alors la naissance du néolibéralisme prédateuret la fin de cette mouvance sociale et écologique, au bénéfice de la mondialisation et d’une croissance économique effrénéee.
C’est à partir de 1979, en plein cœur de la grande crise inflationniste, que le néolibéralisme et la dérégulation de l’économie sont choisis pour répondre aux difficultés économiques des chocs pétroliers et aux chaos sociaux. Margaret Thatcher, première ministre du Royaume-Uni, et Ronald Reagan, président des États-Unis, appliquent ces politiques néolibérales. Cela s’opère par de grandes opérations de privatisation de l’État et par la convergence des marchés (« la mondialisation ») vers les pays asiatiques (surtout la Chine), qui deviendront les usines du monde à bas coûts de production (forme d’esclavagisme moderne), ainsi que par la disparition graduelle des politiques sociales revendiquées et acquises depuis l’après-guerre. La célèbre citation de Margaret Thatcher décrit bien l’esprit de ce profond changement : « There Is No Alternative ».
Des Berlinois de l’Ouest se rassemblent le 11 novembre devant le mur de Berlin, alors que les gardes-frontières est-allemands démolissent une partie du mur. – Photo : Gérard Malie/AFP
La chute du mur de Berlin en 1989 accélère la mondialisation des marchés, et des politiques de privatisation vont se mettre en place dans l’ensemble des pays occidentaux en fonction de leurs contextes. Aujourd’hui, ces politiques de rigueur sont grandement critiquées et remises en question pour leurs conséquences sociales et environnementales.
Tout aurait pu être autrement
L’idée qu’il fallait agir au plus vite face à l’urgence de la situation climatique était largement acceptée depuis le début des années 1980. Il fallait passer à l’action et il appartenait aux États-Unis de prendre la tête de ce mouvement. Mais ils ne l’ont pas fait, nous révèle Nathaniel Rich après des années d’enquête, dans son livre Perdre la Terre publié en 2019.
À gauche, Perdre la Terre, livre de Nathaniel Rich. À droite, station-service en rupture de stock lors d’une pénurie nationale d’essence (1979) provoquée par une hausse des prix de l’OPEP – Photo : Mary Evans/SIPA
Dans les années 1970, les scientifiques du gouvernement fédéral américain prévoyaient déjà que des preuves formelles du réchauffement climatique apparaîtraient dans les relevés de température à l’échelle planétaire d’ici la fin de la décennie, et qu’il serait alors trop tard pour éviter le désastre. Un rapport de la Maison-Blanche proposait que la question des GES soit inscrite à l’ordre du jour des rencontres internationales, dans un contexte qui optimisera la coopération et la recherche d’un consensus. Le président Jimmy Carter (1977 à 1981), le plus écologiste des présidents américains, mène des actions en ce sens et renforce la législation sur la protection environnementale. Cependant, à la fin de son mandat, des crises comme celles des otages de l’ambassade américaine à Téhéran, l’intervention soviétique en Afghanistan et les conséquences économiques du deuxième choc pétrolier font chuter sa popularité. Il est battu par le très conservateur Ronald Reagan à l’élection présidentielle de 1980. Cette élection et celle de Margaret Thatcher changèrent le monde à jamais.
Nous sommes hors-sol
Cinquante ans de néolibéralisme et les fondements de l’architecture ont eux aussi été renversés. Ni l’architecture ni l’enseignement ne répondaient plus à la complexité sociale et environnementale auxquelles « Printemps silencieux » et les tenants de la contre-culture des années 1960 et 1970 nous avaient sensibilisés. L’humanité entière s’est plutôt rassemblée au cours de cette période dans une seule et même instance imaginaire : le marché mondial.
À gauche, Superstudio Revisato par Nitsche Arquitetos + Jorn Konijn, Jockey club de São Paulo (2016), un célèbre dessin/collage des années 1970 réinterprété en 2016 – Source : Superstudio. À droite, affiche emblématique de Rem Koolhass (Dubaï Renaissance, 2006), l'un des premier à remettre en question les icones des tours en tant que phénomène – Source OMA.
C’est l’âge d’or de la starchitecture, une architecture extraterrestre qui cherche à s’abstraire hors de tout milieu naturel et sociétal pour devenir de rutilants et spectaculaires objets solitaires extrêmement énergivores, Dubaï étant l’épicentre de cette extravagance. Ce qui en a résulté, c’est « l’espace foutoir » (junkspace), si cher à Rem Koolhaas. Des formes purement hors-sol proliférant sur toute l’étendue de la Terre mondialisée.
Il nous faut dépasser ce paradigme qui est à bout de souffle puisque l’architecture n’est ici que l’expression d’un désarroi plus vaste et plus profond. Celui-ci est généré par la transgression du monde dans lequel on vit, des pénuries de ressources, des événements climatiques extrêmes, des remous sociaux et de grandes tensions géopolitiques.
Construite dans une plaine inondable le long de la rivière Fox (Illinois), la maison Farnsworth, un chef-d’œuvre d’architecture moderne de Mies van der Rohe, est menacée par les eaux de crue. – Photo : Zbigniew Bzdak/Chicago Tribune
La Farnsworth House de Mies van der Roheest sous l’eau depuis les années 1990. Son statut d’œuvre iconique de la modernité ne l’a pas protégée des bouleversements climatiques. Elle est devenue l’icône d’un monde en ruine qu’on observe désormais. Un petit objet bien mal en point, perdu dans un monde avec lequel il n’avait pas appris à interagir.
« Ce n’est pas un hasard si la qualité d’une civilisation se révèle dans son architecture. Les bâtiments jaillissent inévitablement des racines mêmes de ses croyances, de ses valeurs, de ses aspirations et de ses besoins. Les bâtiments deviennent ainsi le symbole tangible des sociétés qui les font naître », une citation du manifeste de 1969 Architecture: whom does it serve? qui n’a pas perdu de sa vérité.
Le greenwashing, moteur de cette transgression du monde
L’idéologie libérale se construit entre le milieu du 17e siècle et le milieu du 18e siècle sous l’impulsion des philosophes des Lumières afin de s’affranchir du droit divin et de répondre à un besoin d’émancipation individuel. La singularité de cette « libération » sera obtenue en cherchant à s’extirper de sa condition naturelle pour mieux s’affranchir du droit divin. Cette pensée moderne postule maintenant que l’Homme s’affranchit de tout ce qui l’entoure pour devenir maître et possesseur de la nature.
Image de l’interprétation par Voltaire de l’œuvre d’Isaac Newton, Éléments de la philosophie de Newton (1738).
Cette idéologie s’élabore depuis trois siècles et nous en sommes à son niveau ultime. La planète est maintenant perturbée par cette fabrique du monde qui ne cesse de s’accélérer. Elle atteint son plus haut niveau d’élaboration à partir du moment où ce qu’elle promeut, la destruction de la planète, parvient à devenir normal pour une partie de la population. Et les technologies dites vertes n’y changeront rien, étant promues par un greenwashing qui semble relever en réalité d’une dynamique plus profonde de l’histoire des sociétés industrielles et de l’idéologie libérale.
Dans l’ouvrage collectif Greenwashing: manuel pour dépolluer le débat public, le greenwashing est décrit comme le symptôme d’une pensée verrouillée par plusieurs aspects de la pensée moderne, dont font partie l’économie, le solutionnisme technologique, la pensée en silo et nos modes de vie hors-sol. Le « greenwashing » n’est pas qu’une opération de fumisterie, mais une nécessité constitutive de nos sociétés modernes. Il fonctionne comme une idéologie. Ce n’est pas tant un mensonge délibéré qu’un phénomène structurel d’inversion de la réalité dans la conscience commune.
C’est ainsi que croire que les « énergies renouvelables » pourront jouer le même rôle que les combustibles fossiles bon marché dans la transition énergétique est une illusion. Olivier Vidal est directeur de recherche au CNRS à l’Institut des sciences de la Terre de Grenoble. Sa spécialisation est la modélisation thermodynamique et il s’intéresse aux problèmes liés à l’approvisionnement en matières premières au niveau mondial. Ses recherches démontrent que le scénario de transition et d’adaptation pour 2050 demandera énormément de matériaux et de ressources. Il cite sans désinvolture que : « Nous allons devoir produire d’ici 2050 autant de matières premières que depuis l’Antiquité. »
Olivier Vidal, directeur de la recherche au CNRS, et Charles Aubourg, professeur de géographie à l’UPPA, à l’édition 2018 de Les Rencontres littéraires de Pau – Source : Communauté d’agglomération et de la Ville de Pau.
Outre les pénuries annoncées vers 2030, l’extraction de ces minerais est responsable d’atteintes sans précédent à l’environnement et aux droits de la personne. L’industrie du bâtiment a perdu cette conscience de la réalité matérielle des ressources. Moralement, on ne pourra fuir ou nous cacher de ces impacts, qui seront encore plus catastrophiques dans nos actions sur le changement climatique.
Architects after architecture
Cinquante ans de néolibéralisme, et c’est la republication du rapport Meadows en avril 2022. Dans un entretien au journal Le Monde, Dennis Meadows mentionnait : « Il est impératif aujourd’hui de changer les valeurs et les objectifs de cette course effrénée des sociétés contemporaines, qui courent à leur perte. »
Cinquante ans de néolibéralisme, et les manifestations du « Jour de la Terre » se poursuivent toujours. Les rues du monde entier, du Liban au Chili, en passant par l’Iran, la France, la Tunisie, accueillent de nouveau les mêmes dénonciations d’injustices que dans les années 1970. Nous vivons de nouveaux moments de grande dissidence.
Cinquante ans de néolibéralisme, et voici un nouveau manifeste publié en 2021 par trois grandes écoles d’architecture anglo-saxonne, Architects After Architecture,qui recadre l’architecture comme une manière unique et polyvalente d’agir sur le monde bien au-delà de la conception de bâtiments. C’est un puissant appel pour un avenir de l’architecture diversifiée et engagée. C’est d’une remise en perspective du rôle social et des potentialités éthiques de l’architecte et de l’architecture dont il s’agit.
Un renversement se fait jour, reconfigurant la morale en matière de relations, d’attachements et de composition d’un monde en commun. Une architecture du « CARE », une éthique qui renvoie à la manière qu’a la communauté humaine, son corps social, d’être en relation et avec le reste du vivant. Prendre soin de la nature, c’est prendre soin de nous-mêmes : l’embellir, c’est s’embellir soi-même ; la détruire, c’est nous détruire.
L’ARCHITECTURE DOIT ÊTRE MATÉRIELLE, CLIMATIQUE, ÉCOLOGIQUE, SOCIALE, POLITIQUE, ENGAGÉE, LOCALE, SOLIDAIRE, TECHNIQUE, SYMBOLIQUE ET POURQUOI PAS, CAPABLE DE NOUS ÉMOUVOIR.
La tyrannie de la commodité !, deuxième texte de cette série sera publié fin juin