L’urgence d’une nouvelle pensée constructive La Terre, la nuit. Image nocturne simulée du monde durant l'Anthropocène, ici en 1994-1995. Source : NASA-NOAA

Le système Terre se fragilise et l’Homme provoque des changements révolutionnaires dans l’ordre géologique. L’architecte Jean-Paul Boudreau rappelle cette constatation du GIEC dans une réflexion sur l’urgence d’une nouvelle pensée constructive. Il documente en puisant auprès de visionnaires, fait un rappel historique, noue réchauffement climatique et crise sanitaire – «que sont ces deux phénomènes si ce n’est qu’un stupéfiant retour du réel» – et démontre que ce tournant ouvre de nouveaux champs d’émancipation, de liberté, d’imagination et figure de formidable débouché.

Deux hommes jadis vivaient plongés dans le temps extérieur, le paysan et le marin, dont l’emploi du temps dépendait de l’état du ciel et des saisons. Or, ces deux populations ont disparues progressivement de la surface de la terre. Nos contemporains, entassés dans les villes, ne se servent plus ni de pelle ni de rame. L’essentiel de leurs activités se passe à l’intérieur, jamais plus à l’extérieur avec les choses. Nous avons perdu le monde, nous l’avons désormais transformé comme un environnement à aménager aussi habilement que possible, disait Michel Serres dans un ouvrage prophétique

– Michel Serres, Le contrat naturel, Éditions François Bourin, 1990.

La décrédibilisation des sens dans la perception du « monde » actuel dresse une barrière entre l’homme et son environnement et paradoxalement avec les nouvelles normes écologiques. La tendance actuelle veut, pour des questions purement énergétiques, qu’on se protège encore plus de notre environnement extérieur. Au bout du compte, l’on s’enferme de plus en plus, dans des volumes, devenus des objets solitaires. L’objet solitaire, c’est la vision productiviste du « monde » qui est le fruit d’un long processus de déracinement et d’aliénation propre à la modernité capitaliste qui a façonné l’Occident et qui domine maintenant toute la planète. Force est de constater que cette vision du monde nous éloigne de notre humanité et du vivant.

L’Anthropocène

Cette idéologie du progrès et de la croissance nous a aussi laissés croire que la technologie résoudrait tous les problèmes. On se rend compte qu’après cinq décennies de progrès et d’expansion économique débridée, le problème n’est plus de savoir comment éviter d’excéder les limites de la planète, mais d’éviter les crises climatiques, environnementales, sociales et aujourd’hui sanitaires. L’Homme est donc devenu une force tellurique déterminante. Dès 1988, le GIEC constate que le système Terre se fragilise et que l’Homme provoque des changements révolutionnaires dans l’ordre géologique et dans l’ordre social. C’est le début d’une nouvelle ère géologique qu’on appelle « l’anthropocène ».

Selon la thèse en architecture de Léa Mosconi, l'émergence de la thèse de l’anthropocène se formule d’abord dans les champs de la géologie et de la climatologie, avant de pénétrer les sciences humaines et sociales dans la seconde partie des années 2000 et de s’ancrer chez les architectes au début des années 2010. En architecture, la thèse de l’anthropocène peut se lire comme la nécessité de sortir d’une approche strictement énergétique des changements climatiques, pour penser la manière dont ce nouveau récit engage à développer une autre approche des lieux, du territoire1.

Quant à Philippe Rahm, ce nouveau récit se déploie aujourd'hui sous les termes de « réalisme » ou de « nouveau réalisme » et s’éloigne du relativisme post-moderne et des décryptages culturalistes du structuralisme qui ne cherchait plus à comprendre les causes des faits humains, mais seulement leurs significations sociales. Ce nouveau paradigme en émergence réintroduit dans la philosophie l’importance de la part non humaine, dans notre vie et plus généralement sur notre Terre. Le changement est important et déjà la radicalité de cette pensée commence à poindre un peu partout dans le monde. Cette pensée provocatrice, tout extrême qu’elle peut être, est néanmoins nécessaire aujourd’hui dans le débat qui réanime et renouvelle notre pensée face aux enjeux actuels du réchauffement climatique et de l’épisode révélateur d’épidémie de coronavirus. Car que sont ces deux phénomènes si ce n’est qu’un stupéfiant retour du réel ? La catastrophe qui vient n’est pas nouvelle. Elle a été le quotidien des êtres humains depuis la nuit des temps, à l’exception de nos cinquante dernières années. Philippe Rahm ne sait pas exactement comment ce tournant « réaliste » se traduira dans les autres domaines, mais sait comment il se traduit déjà en urbanisme et en architecture. Et il n’est en aucun cas réactionnaire, mais au contraire ouvre de nouveaux champs d’émancipation, de liberté, d’imagination et figure un formidable débouché pour un nouveau contrat social à la fois entre les humains, mais aussi avec les non-humains. Philippe Rahm ne sait pas exactement comment ce tournant « réaliste » se traduira dans les autres domaines, mais sait comment il se traduit déjà en urbanisme et en architecture. Et il n’est en aucun cas réactionnaire, mais au contraire ouvre de nouveaux champs d’émancipation, de liberté, d’imagination et figure un formidable débouché pour un nouveau contrat social à la fois entre les humains, mais aussi avec les non-humains2.

Le Fudo3

Un autre courant mérite attention. Le « Fûdo », publié en 1935, œuvre majeure du penseur et philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960), nous fait prendre conscience d’un monde qui à la fois existe et est vécu dans le même instant. Le terme « Fûdo » (fudosei) a été traduit en français par « médiance » par le géographe et philosophe Augustin Berque et cherche à montrer que le corps n’est plus entendu comme un objet du monde, mais comme un moyen de communiquer avec lui. L’individu et la réalité du monde sont donc étroitement mêlés et le corps physique est le terrain même ou l’expérience (y compris nos rencontres) avec les objets du monde se produit. La culture japonaise valorise ces phénomènes de milieu. Le plus bel exemple est l’architecture de la maison traditionnelle, qui s’ingénie à ne pas couper son intérieur du monde extérieur.

Le « Fûdo » c’est un mode existentiel de l’humanité qui a rapport au territoire et à son milieu. Le milieu n’est pas une nature extérieure à l’homme, mais quelque chose qui est gravé dans notre structure physique et mentale. L’air ne nous influence pas seulement par sa froideur et par sa chaleur, c’est aussi le réservoir de toutes sortes de forces inconnues. Il est traversé d’ondes et de courants électriques. Cependant, nous ne savons pas encore comment ceux-ci entrent en relation avec notre corps. C’est cela le secret de l’air. Ce que l’on peut dire de l’air, peut-être dit de l’eau, de la lumière, du terrain, de sa faune et de sa flore, des aliments, des modes de vie, des manières de travailler, des vêtements et de la totalité des différentes productions culturelles.

Coupés de ce qui nous fait sentir, imaginer, penser « quelque chose manque terriblement », ce dont témoigne l’indifférence avec laquelle le ravage de la terre est toujours globalement accepté.

1 Léa Mosconi, Émergence du récit écologiste dans le milieu de l’architecture 1989-2015 : de la réglementation à la thèse de l’anthropocène, thèse de l’Université Paris-Est en partenariat avec le laboratoire Architecture, Culture et Société
2 Philippe Rahm, Coronavirus ou le retour à la normale, AOC Media – Analyse Opinion Critique, 14 mars 2020
3 Watsuji Tetsurô, Fudô le milieu humain, CNRS Éditions

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