La Machine à queeriser Représentation de l’expérience vécue par l’usager qui se perçoit par le reflet de l’installation. – Source : Maxime Partouche

Notre collaborateur et designer d’intérieur Maxime Partouche propose une réflexion portant sur le potentiel de la théorie queer en tant qu’outil de conception, qu’il a expérimenté lors de la réalisation d’un dispositif architectural dans le cadre de l’exposition « Unique en son genre » au Musée de la civilisation.

La Machine à queeriser

Cet article fait suite à une précédente publication parue dans FORMES en 2020, intitulée « Vers l’émergence d’une architecture queer ». En souhaitant explorer davantage cette thématique à la fois complexe et fascinante, mes recherches actuelles ont pour but d’identifier les espaces queers, afin de mieux les définir et de comprendre leur existence, leur impact et leur importance dans notre vie quotidienne. Comme générateur d’espace, l’architecture (au sens large, incluant le design d’intérieur) est une construction sociale qui reflète la société. Par conséquent, qu’il s’agisse d’espaces publics ou privés, ils sont des lieux où les inégalités, en particulier celles liées au genre, peuvent s’exprimer.

Bien que la remise en question des normes et des stéréotypes de genre par la vision égalitaire exhortée par la théorie queer soit digne d’intérêt, c’est surtout son application pratique dans le domaine du design qui m’interpelle. En tant qu’enseignant, je perçois cette théorie comme offrant une nouvelle perspective pour concevoir l’espace, méthode que j’ai pu expérimenter lors de la réalisation d’un dispositif architectural pour le compte du Musée de la civilisation de Québec.

Cet article aura deux objectifs principaux. Dans un premier temps, il vous présentera le contexte et la genèse de cette œuvre qui se situe à mi-chemin entre l’installation artistique et architecturale. Dans un second temps, il proposera une réflexion portant sur le potentiel de la théorie queer en tant qu’outil de conception dans l’univers de l’architecture et du design.

Partie I – Contexte et genèse d’une installation queer

Le Musée de la civilisation de Québec a consacré plus d’un an à la préparation de l’exposition temporaire et itinérante intitulée Unique en son genre, inaugurée le 17 mai 2023. L’objectif de cette exposition consiste à promouvoir l’égalité et la pluralité des genres dans notre société actuelle. L’égalité des genres vise à garantir que tous les individus, indépendamment de leur sexe, bénéficient des mêmes droits, des mêmes opportunités et d’un traitement équitable. La pluralité des genres, quant à elle, reconnaît qu’il existe une diversité de genres qui dépasse la simple binarité homme/femme.

Pour contribuer à la création d’une société plus juste, inclusive et respectueuse de tous les individus, l’exposition cherche à dénoncer les comportements et les attitudes qui contribuent à la discrimination et aux stéréotypes de genre. Cela implique de remettre en question nos propres préjugés et de nous montrer ouverts à l’apprentissage et à la compréhension des perspectives des autres. L’autre facette de cette exposition, quant à elle, vise à encourager la création d’alliés, c’est-à-dire de personnes qui, bien qu’elles ne fassent pas partie des groupes marginalisés, s’engagent activement dans la lutte pour l’égalité et la justice pour tous les genres.

Le concept qui a guidé cette organisation spatiale est celui du labyrinthe. L’idée sous-jacente consiste en un dévoilement progressif de zones permettant le passage d’éléments plus familiers vers des éléments moins connus. L’approche permettra aux visiteurs de saisir un contexte plus global de la diversité, afin de créer un sentiment d’ouverture avant d’aborder des notions plus complexes ou plus déstabilisantes. Deux installations sont prévues à la fin du parcours : l’une à caractère éducatif afin de promouvoir une compréhension plus complète et plus précise de la diversité des identités de genre, tandis que la seconde symboliserait la théorie queer. C’est à cette étape que j’ai été appelé à intervenir : ma mission consistait alors à proposer une installation synthétisant la théorie queer.

Trois photomontages illustrant : 1- la déconstruction du mythe de l’homme de Vitruve, 2- la déconstruction du mythe de Vénus, 3- les incohérences des normes universelles en ergonomie. – Source : Maxime Partouche

La tâche paraissait difficile, car la théorie queer est souvent mal perçue. Comme de nombreux discours universitaires et politiques ayant des visées radicales, elle est généralement considérée comme trop universitaire et souvent taxée d’être aride et particulièrement hermétique. Afin de la rendre plus tangible et accessible, j’ai exploré l’une des principales caractéristiques du discours queer, qui consiste à remettre en question les fondements mêmes de la société hétéronormée dans laquelle nous vivons.

Dans un article – « Tommaso M. Milani (éd.). 2018. Queering Language, Gender and Sexuality » –, les auteures Carine Martin et Laura Davidel (2020), montrent comment Tomassi M. Milani, dans son introduction, « a rappelé deux des grands principes des études queers : déconstruire la binarité de genre et de sexe ainsi qu’étudier la “consolidation normative” – terme emprunté à Annamarie Jagose dans Queer Theory : An introduction, 1996 – de cette binarité ».

Contrairement aux néo-disciplines telles que les études féministes, gaies et lesbiennes, qui prennent en charge un discours identitaire minorisé en se référant au régime de l’hétérosexualité, le discours queer cherche plutôt à s’en affranchir en proposant un nouveau paradigme qui ne se base plus sur la binarité. La théorie queer renferme ainsi tous les germes d’une résistance sociale riche et originale. Si elle choque, c’est parce qu’elle ne vise pas à produire un discours sur l’homosexualité et le lesbianisme, mais plutôt à proposer une critique parodique du régime de l’hétérosexualité.

Lorsqu’on examine la structure de la société hétéronormée telle que nous la connaissons, nous constatons que les individus sont répartis en seulement deux catégories : les hommes d’un côté et les femmes de l’autre (de même pour les garçons et les filles). Selon ce système, on s’attend à ce que les hommes et les femmes adoptent une apparence et des comportements qui leur sont propres tout en étant différents d’un groupe à l’autre. Autrement dit, il n’existe que deux sexes (masculin et féminin) et deux genres (homme et femme), qui forment des catégories opposées et distinctes, et où le genre est déterminé par le sexe.

La pensée queer cherche à perturber cette construction sociale en introduisant la notion de diversité. Pour déconstruire cette vision binaire, quoi de mieux que de s’attaquer à des images iconiques représentant des idéaux masculins et féminins qui ont été véhiculés à travers les siècles, construisant ainsi la vision hétéronormative de notre société. Ces personnages représentent une norme universelle que le mouvement queer souhaite renverser pour faire émerger la notion même de diversité, en embrassant l’imperfection.

C’est sur la base de ce constat que je me suis mis en quête de chercher des personnages iconiques facilement identifiables, profondément ancrés dans l’histoire et la culture de la société occidentale. Mon parcours d’historien de l’art m’a dirigé presque automatiquement vers l’image universellement connue de l’homme de Vitruve, réalisée par Léonard de Vinci, symbole par excellence de l’homme idéal. C’est ce fil conducteur qui a guidé le choix des autres personnages, à savoir la Vénus de Milo, le Modulor de Le Corbusier et enfin « Josephine » de Henry Dreyfuss.

Une présentation sommaire de chacun de ces personnages permettra au lecteur de mieux comprendre la justification de ce choix en exposant la possibilité d’être détourné de la lecture habituelle que l’on en fait.

 

L’homme de Vitruve par Léonard de Vinci (1492)

Source : Wikicommons

Dans un premier temps, il convient de considérer ce dessin comme une étude des proportions du corps humain selon Vitruve, un architecte du 1er siècle avant Jésus-Christ qui a écrit un livre célèbre et influent dans le domaine de l’architecture, intitulé De Architectura. Léonard de Vinci y superpose deux postures d’un même homme qui tente de toucher à la fois le carré et le cercle. Ce diagramme est considéré comme le symbole de l’humanisme à l’époque de la Renaissance, où l’homme était considéré comme le centre de l’Univers. Léonard de Vinci invente ainsi une fiction anthropométrique, ramenant les proportions du corps à un schéma de l’homme idéal. Ce corps devient alors une référence anatomique, artistique et géométrique pour l’architecture. Cependant, l’Homme de Vitruve ne se limite pas à cette seule lecture mathématique du corps humain, comme l’explique l’historienne d’art Monique Riccardi-Cubitt (2020). Selon elle, ce dessin possède une « dimension cosmologique » inhérente à l’art de Léonard de Vinci. En effet, le carré et le cercle, qui étaient considérés comme des formes géométriques parfaites pendant la Renaissance, dissimulent également une signification cachée : le carré représente le masculin et le cercle représente le féminin.

 

Vénus de Milo – Artiste inconnu (découverte début  XIXe siècle, mais datant de la période hellénistique)

Source : Wikicommons

Les visiteurs du Musée du Louvre peuvent admirer cette imposante statue en marbre qui conserve encore sa tête et une partie de son corps (seuls ses deux bras manquent à l’appel). Cette Vénus est reconnue comme étant le symbole universel de l’amour, mais surtout de la beauté féminine. Cette représentation s’inspire du concept grec de kalokagathia qui associe la beauté physique et la vertu morale. Les dieux de la mythologie grecque incarnaient cette beauté idéale et leurs corps divins exprimaient cette perfection. Au fil des siècles, l’image de Vénus est devenue un canon de beauté féminin intemporel, adapté aux critères esthétiques et comportementaux de chaque époque. Malgré l’évolution des religions et des régimes politiques en Europe, la Vénus a toujours été considérée comme la définition visuelle de la beauté féminine. Les mensurations idéales d’une femme sont arbitrairement fixées à 90-60-90, alors que ces chiffres ne sont qu’une construction sociale et culturelle et ne reflètent pas la diversité naturelle du corps féminin.

 

Le Modulor, Le Corbusier (1945)

Source : Wikicommons

Le Modulor est une notion architecturale qui représente une silhouette humaine utilisée pour concevoir la structure et la taille des unités d’habitation créées par Le Corbusier, comme la Cité radieuse de Marseille. Ce corps est également perçu comme un outil ergonomique, établissant un lien direct entre l’Homme et son environnement vital afin de créer un confort maximal pour l’utilisateur. Le Corbusier pensait ainsi avoir créé un système plus adapté que le système métrique, car il est directement lié à la morphologie humaine. Autrement dit, une habitation ou un mobilier conçu avec les dimensions du Modulor a pour objectif de procurer à son utilisateur un sentiment de confort et de bien-être optimal. Le terme Modulor est un mot-valise composé des termes module et nombre d’or, car les proportions fixées par le Modulor sont directement reliées au nombre d’or.

Le nombre d’or, aussi appelé « phi », est une constante mathématique qui a été découverte et utilisée par les anciens Grecs dans leur architecture et leur art (usuellement représenté par la lettre phi [φ]). Ce concept mathématique est souvent considéré comme esthétiquement agréable, car il se retrouve dans de nombreux aspects de la nature, tels que les proportions du corps humain, la structure des coquillages et la disposition des feuilles sur une tige. En architecture et en art, il est utilisé pour créer des compositions harmonieuses et équilibrées en utilisant des proportions basées sur la valeur numérique de phi, qui est approximativement égale à 1,618.

 

Joe & Josephine, Henry Dreyfuss

Source : Wikicommons

Henry Dreyfuss est un designer américain qui a marqué l’histoire du design industriel pendant la première moitié du XXe siècle en modifiant la conception et l’ergonomie d’une douzaine d’objets de la vie quotidienne, tels que le téléphone ou l’aspirateur. Il a créé des personnages qu’il a nommés Joe & Josephine, qui sont des sortes de mannequins présentant des dimensions spécifiques, allant de la tête aux pieds, destinés à informer le designer ou l’architecte de certaines composantes indispensables pour créer l’objet ou l’aménagement idéal élaboré selon les stéréotypes des métiers assignés à chacun des genres (par exemple le calcul idéal pour la chaise d’une secrétaire ou le bureau pour les hommes, etc.).

Dreyfuss a proposé des « corps normatifs » malléables pour incarner plusieurs positions possibles, tels qu’un corps en fauteuil roulant, un autre debout ou encore assis, ainsi que des individus en train de tenir un ou plusieurs objets. L’ensemble de ces informations, compilées dans un manuel, avait pour objectif de comprendre l’interaction entre l’homme et son environnement immédiat afin d’améliorer non seulement son bien-être, mais aussi sa performance.

 

L'idée de départ

Pour revenir à mes intentions de départ, il est intéressant de noter que l’Homme de Vitruve, symbole de la perfection et de la mesure dans l’art et l’architecture, est utilisé comme point de départ et comme cadre pour cette installation. Les formes du carré et du cercle présentes dans le diagramme sont utilisées pour créer un environnement tridimensionnel pour chaque personnage iconique présenté ci-dessus. Ainsi, si l’on s’attarde davantage sur la construction du dispositif, j’ai imaginé deux cercles qui s’entrecroisent pour former une structure en forme d’hélice immobile avec quatre sections distinctes à l’intérieur d’un cube. Les faces ouvertes du cube correspondent au diamètre des cercles intérieurs. Chacune de ces sections est composée de la moitié d’un miroir et d’un personnage tronqué de moitié qui représentent chacun à leur manière l’avènement de l’Homme universel.

Sa forme minimaliste sera idéalement mise en valeur par un jeu de lumière approprié. Le visiteur ne se contentera pas de regarder l’installation ; il s’impliquera également en y faisant le tour, afin de bénéficier des quatre propositions qui lui sont offertes. Selon Charlotte Panaccio-Letendre (2011), la notion de dispositif permet d’enraciner l’art dans une réalité plus large que l’artistique. Pour Jacques Rancière (2008), les spectateurs lient ce qu’ils voient à ce qu’ils connaissent déjà. C’est ainsi que les personnes qui utilisent le dispositif s’approprient l’objet mis en place, en lui conférant une nouvelle signification adaptée à leurs expériences passées. En confrontant ces images de personnages idéaux issus de la société hétéronormée, les visiteurs s’accordent la possibilité d’interroger leur légitimité.

L’idée sous-jacente à ce dispositif consiste à expérimenter l’idée selon laquelle ces icônes de beauté représentent « un universel/non universel ».

Dans les faits, tous ces corps couchés sur papier ne trouvent aucune incarnation dans la réalité. En effet, le raisonnement selon lequel ils prétendent représenter la plupart des corps implique une catégorisation binaire entre les corps qui s’y conforment et ceux qui ne le font pas. À partir de ces références iconiques, la conception d’architecture et d’objet ne vise pas à l’inclusion, mais plutôt à l’optimisation de la fonction sociale attribuée à chaque type de corps dans la société. Cette approche renforce les normes de genre et de beauté existantes plutôt que de les remettre en question.

Un autre point important à signaler : ces personnages induisent une notion de mesure. Afin que cela fonctionne, il serait nécessaire de relier l’échelle fonctionnelle à une échelle socioculturelle ; par conséquent, ce qui fonctionne en Occident ne fonctionne pas nécessairement en Orient, et vice versa. Prenons l’exemple du Modulor : bien que ce système mis en place par Le Corbusier facilite l’application de bonnes mesures, il ne profite qu’à une partie infime de la population, celle des hommes mesurant 1,83 mètre, ce qui exclue d’office les femmes et les enfants.

 

Partie II – Réflexion autour d’une installation queer

Revenons maintenant à la nature même du dispositif. L’usage de l’installation architecturale comme moyen d’expression n’est pas anodin. À cet égard, je fais référence aux travaux de recherche menés par Carole Lévesque, qui se penchent sur les installations architecturales et leur capacité à influencer l’expérience spatiale des visiteurs.

Visuel de l'installation permettant au visiteur d'expérimenter la Machine à queeriser en confrontant leur propre reflet avec les canons de beauté historiques.

 

La thèse intitulée Dispositifs architecturaux et expérience spatiale de la ville : le cas de l’installation architecturale examine, entre autres, la façon dont ces mini-architectures peuvent être utilisées pour transmettre des idées et des messages, notamment en ce qui concerne les normes sociales et les stéréotypes de genre. Lorsque Carole Lévesque a intégré l’utilisation de ces structures comme outil pédagogique dans sa pratique d’enseignement, elle a constaté que les étudiants ayant reçu « une courte introduction au potentiel d’exploration de l’installation architecturale […] ont engendré des projets avec des transformations substantielles sur l’organisation spatiale et sur les processus d’apprentissage […] » (Lévesque, 2008, p. 307). De plus, elle conclut que grâce à cet exercice, « les étudiants sont encouragés à transposer une exploration à la limite de la transgression dans un projet plus conventionnel » (Lévesque, 2008, p. 302).

L’usage de la théorie queer dans la réalisation d’une installation ne peut que renforcer son caractère fluide, subversif et transgressif. En tant qu’enseignant, utiliser « l’installation comme moyen d’expression » et « le queer comme sujet » peut ainsi devenir une méthode pour susciter chez les étudiants une « réflexion nouvelle » qui leur permettra d’explorer et de proposer des solutions moins conventionnelles. Ce procédé permet non seulement de comprendre les espaces queers, mais aussi de les concevoir. Selon le professeur universitaire Christopher Reed (spécialiste en étude de genre et sexualité), le queer est en soi un paradoxe, et selon lui aucun espace ne peut être fondamentalement « queerisé » ou « inqueerisable ». En d’autres termes, queeriser devient une méthode pour transgresser et subvertir les normes spatiales ainsi que les règles ergonomiques dominantes.

L’espace muséal qui accueillera l’installation lui conférera une aura supplémentaire en le qualifiant de safe space. Par là, on entend un espace sécurisé ou une zone neutre qui renvoie à un lieu physique exempt d’hostilité permettant aux groupes habituellement marginalisés, ainsi qu’à leurs alliés, de dialoguer librement. L’expérience induite par le dispositif se fera alors sans la moindre entrave. Les visiteurs pourront profiter de cet espace libre pour expérimenter l’installation sans subir la moindre pression ni le moindre jugement. À ce titre, cette dénomination de « safe space » et celle d’« espace queer » sont généralement associées, car ces deux termes font référence à des espaces sociaux, culturels et politiques créés pour offrir un refuge sûr aux personnes qui se sentent marginalisées ou discriminées en raison de leur identité sexuelle ou de genre. Bien que les musées ne soient pas nécessairement considérés comme des safe spaces au sens strict du terme, ils peuvent être des espaces inclusifs et accueillants pour les personnes de tous les horizons et de toutes les identités, notamment en proposant des programmes, des expositions et des événements qui reflètent la diversité des expériences humaines. Ce qui est le cas ici par le thème exploité par le Musée de la civilisation du Québec et par ma proposition d’installation queer.

L’espace réservé à l’installation permet d’en faire une lecture épurée, qui se veut simple dans sa forme, mais non simpliste dans le contenu. La lecture globale du dispositif s’attaque directement à nos biais cognitifs. L’être humain est ainsi fait ; il n’est pas toujours facile de réaménager les schémas classiques de pensée pour faire place aux nouveaux. Il y a souvent de la résistance, surtout quand notre conception du monde et nos valeurs sont bousculées. Pourquoi ? La réponse principale réside dans le fait que la connaissance d’un individu est le fruit d’expériences empiriques et d’une vision stéréotypée de notre environnement.

Vue en plan et perspective de l’installation. – Source : Maxime Partouche

 

En m’offrant la possibilité de critiquer les catégorisations essentialistes récurrentes en architecture et en design (en référence aux personnages utilisés dans le dispositif), mon intention était de laisser la place à d’autres constructions, plus riches, plus variées et moins autoritaires, à s’exprimer librement. Je suis donc parti du principe que si l’existence de ces identités hégémoniques est la résultante de modèles construits, elles sont, par conséquent, potentiellement à déconstruire.

C’est là l’une des clés de compréhension du projet : le dispositif devient une machine à queeriser, d’où son appellation. Lorsque le visiteur se place devant le miroir, on assiste à la naissance d’un nouvel individu, unique en son genre. Le visiteur prend alors conscience que son corps devient le vecteur même de la déconstruction, ouvrant grand les portes à des « accouplements fertiles » et à des expérimentations corporelles et identitaires inédites. Autrement dit, le dispositif lui fait (re)vivre le mythe de l’androgyne, qui, selon moi, est le mythe fondateur de la théorie queer.

Platon relate dans son livre Le Banquet les propos du poète Aristophane, qui a théorisé sur le mythe de l’androgyne. Il nous explique qu’au tout début, les créatures sur terre étaient pourvues de quatre jambes, quatre bras, deux sexes et d’une tête à deux visages. Il existait trois variations de créatures : celle qui avait un sexe masculin et féminin, que l’on appelait d’ailleurs « androgyne » ; celle qui avait deux sexes féminins ; celle qui avait deux sexes masculins.

Ces différentes combinaisons étaient si parfaites que les créatures ne ressentaient plus le besoin de prier les dieux. Zeus, ne cachant pas sa colère face à cette situation, se méfiait grandement du pouvoir de ces créatures. Il les soupçonnait de vouloir le renverser. Pour assurer ses arrières, il décide de les affaiblir en les séparant en deux. Désormais fragilisées et incomplètes, ces moitiés de créatures ne cherchaient qu’une chose : se retrouver. Ce mythe a toute son importance, car il introduit la notion du troisième sexe, qui qualifie un individu comme étant ni exclusivement femme ni exclusivement homme, ou à la fois femme et homme, ou encore relevant d’une catégorie dite neutre.

Au final, à travers ce dispositif, j’ai souhaité démontrer que la démarche queer s’oppose à la catégorisation en général et s’oriente plutôt vers la subversion des identités figées. Ma réflexion touche non seulement des enjeux spatiaux, mais aussi sociopolitiques qui concernent directement la notion d’inclusivité. Il ne s’agit pas d’uniformiser, mais de reconnaître la nécessité de la mixité pour dépasser les clivages identitaires liés au genre et travailler à une autre perception de la différence. Ces univers marginaux peuvent être visibilisés, faire du bruit, occuper l’espace, infuser la ville et subvertir l’architecture et le design au sens large. Cette démarche de « queerisation » permet ainsi d’affirmer que le queer est avant tout une approche, un regard oblique, et surtout un processus de subversion des normes dominantes.

« La machine à queeriser », à son échelle, peut contribuer à provoquer un changement de mentalité en permettant aux visiteurs d’établir ou d’actualiser leurs relations avec eux-mêmes, leur environnement, leurs semblables et leur propre humanité. En somme, l’installation leur permet quelque part d’ajuster leurs relations avec cette réalité subjective/subversive, autrement dit, avec cette réalité queer qui vise l’inclusion comme modèle social. Cela peut ouvrir la réflexion sur la notion de la transcendance du dispositif au regard de sa capacité à nous amener ailleurs et à évoquer une autre réalité. C’est pourquoi je vous invite à vivre une expérience unique au Musée de la civilisation de Québec, où vous pourrez vous confronter à des modèles universels dont le statut hégémonique peut être remis en cause. Cette démarche vous permettra de réfléchir aux dimensions critiques de la théorie queer et de vous interroger sur une vision plus égalitaire de la société en embrassant la notion de diversité le plus largement possible. 

 
Monographie
BUTLER, Judith. Trouble dans le genre, pour un féminisme de la subversion, éd. La Découverte, Paris, 2005 (parution originale : Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, New York, 1990).
TILLEY, Alvin R., Henry Dreyfuss Associates, The Measure of Man and Woman: Human Factors in Design, édition révisée, 2001.
JAGOSE, Annamarie. Queer Theory: An Introduction, New York: New York UP, 1996. Print.
LE CORBUSIER. Le Modulor, essai sur une mesure harmonique à l’échelle humaine applicable universellement à l’Architecture et à la mécanique, Éditions de l’Architecture d’Aujourd’hui, coll. Ascoral, 1950, rééd. 1983.
PLATON. Le Banquet (trad. et notes par Philippe Jaccottet – Introduction et commentaires par Monique Trédé), Le Livre de Poche, Paris, 2007.
RAIBAUD, Yves. La ville faite par et pour les hommes, éd. Belin, 2015.
Mémoires et thèses
LÉVESQUE, Carole, Dispositifs architecturaux et expérience spatiale de la ville : le cas de l’installation architecturale, thèse de doctorat, Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal, 2008.
PANACCIO-LETENDRE, Charlotte. L’œuvre d’art comme dispositif : hétérogénéité et réévaluation de la notion de public, mémoire, Université du Québec à Montréal, maîtrise en études des arts, 2011.
Articles en ligne
Auteur inconnu. Microcosme et Macrocosme, Esthétique et Cosmologie : L’« homme de Vitruve », https://web.stanford.edu/dept/fren-ital/cgi-bin/rbp/files/homme_de_Vitruve-student.pdf.
MARTIN, Carine et Laura DAVIDEL, Laura. Tommaso M. Milani (éd.). 2018. Queering Language, Gender and Sexuality, Bristol : Equinox Publishing. Publié en ligne sur GLAD !, https://journals.openedition.org/glad/2272.
FAIVRE-MARTIN, Evelyne. Vénus de Milo. Publié sur le site Panorama de l’art (l’histoire de l’art en un seul regard), https://panoramadelart.com/analyse/venus-de-milo.
RANCIÈRE, Jacques. Le spectateur émancipé. Publié sur le site Cairn.info, https://www.cairn.info/le-spectateur-emancipe--9782913372801-page-7.htm
RICCARDI-CUBITT, Monique. Du divin dans l’art et dans la science de Leonard de Vinci à Pierre Yves Trémois. Publié sur le site Le Club de Mediapart, https://blogs.mediapart.fr/monique-riccardi-cubitt/blog/020320/du-divin-dans-l-art-dans-la-science-de-leonard-de-vinci-pierre-yves-tremois.

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