Politique de l’architecture post-Covid FORMES

Relayé par le site en ligne AOC, une opinion d’Alain Guiheux sur l’importance de repenser et réaménager l’espace public.

Politique de l'architecture post-Covid : vers un « grand espace commun »

Par Alain Guiheux

Architecte, urbaniste, directeur de recherches au CERILAC (Université Paris VII), chercheur associé au LIAT, professeur titulaire à L’École nationale supérieure d’architecture Paris-Val de Seine.

Depuis le début de la crise sanitaire, certaines mesures prises pour lutter contre la propagation du Covid-19 ont, en parallèle, accéléré le verdissement des villes : création de pistes cyclables, trottoirs ou terrasses gagnées sur des places de stationnement. Voilà une bonne chose, mais il faut aller plus loin. En effet, c’est l’ensemble de l’espace public qui doit être repensé et réaménagé dans le cadre d’un projet architectural proprement démocratique : ce qu’il faut, en bref, c’est un grand espace commun.

Chaque situation critique – celle que nous traversons – est investie par les médias, la pensée contemporaine, politiques et écrivains, sociologues et urbanistes. Le futur se déclenche au sein d’eux, y compris au sein des architectes, qui à chaque événement s’inventent un nouvel enjeu comme légitimité retrouvée. Ce sera la santé au XIXe siècle, l’importance prise par l’hygiénisme et la question du logement dans la première architecture moderne.

L’héliocentrisme a été un moteur de projet, visant à ce que la lumière du soleil pénètre dans chaque chambre. Il mènera à l’invention de l’îlot ouvert par Tony Garnier pour les habitations à bon marché (HBM) de la fondation Rothschild au tout début du XXe siècle. Dans les années 1960, « loger le plus grand nombre » sera à nouveau un mot d’ordre, résurgence des croyances du début du siècle, une illusion de la puissance passée. L’informatique ou le chaos urbain pour les années 1980 prendront la suite ; plus récemment, le tsunami japonais engendrera de nombreux projets d’architectes, et désormais le réchauffement planétaire. Enfin le Covid.

L’architecture tente de renaître après chaque désastre. Depuis la révolution industrielle, l’architecture s’empare ainsi de nouveaux récits par lesquels elle imagine, et réussit parfois, à se rendre présente et éventuellement utile ou inutile. Pourtant, depuis l’invention du BCG, qui a entraîné la disparition des sanatoriums, le lien entre architecture et santé s’est rompu, le médicament a remplacé l’architecture, une architekturpille selon la formule indépassable d’Hans Hollein. 

On comprend alors que l’injonction à s’emparer du Covid semble actuellement sans réponse crédible : la question de la densité urbaine ne résiste pas à l’analyse (la pauvreté est le déterminant premier de la contamination), et les balcons, trottoirs élargis ou espaces extérieurs ne constituent pas une nouveauté, si ce n’est pour les promoteurs… On peut ainsi se demander s’il y a lieu pour les architectes de s’immiscer, en tant qu’architectes, plutôt que comme citoyens, dans des débats de nature politiques ou sociétaux dans lesquels l’architecture n’a pas de spécificité et où elle sera nécessairement déplacée.

Le Covid a bien un effet sur l’aménagement et l’architecture, sous la forme d’un déplacement depuis la santé vers des objectifs d’aménités urbaines.


S’il n’y a pas de réponse « architecturale » au Covid, ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas fallu en inventer, en utilisant le virus comme accélérateur d’engagements antérieurs, à savoir de transformation de style de vie. Ainsi le partage de l’espace public au bénéfice du piéton et des mobilités actives – des trottoirs ou des terrasses gagnées sur le stationnement ou les voies de circulation, les kilomètres de voies cyclables récemment créées – est-il la conséquence évidente du Covid, au motif sous-jacent que la distance spatiale entre les usagers y serait augmentée pour le bien de tous, ou encore que le vélo éviterait les proximités pathogènes des transports en commun.

Les virus se transmettent par contact et projection immédiate, à ne pas confondre avec l’« espacement », un vocabulaire quasi professionnel de l’urbanisme. De même les villes proposeront d’accélérer leur verdissement, climatisant ainsi l’environnement, sans lien avec le virus, si ce n’est l’amélioration d’un confort estival. On développera également les activités et manifestations en extérieur, moins contagieux que l’air intérieur. En bonne stratégie, ces réponses « éco-responsables » prennent appui sur le virus, ce stimulant qui leur permet de mieux se diffuser.

Le Covid a donc bien un effet sur l’aménagement et l’architecture, mais sous la forme d’un déplacement depuis la santé vers des objectifs d’aménités urbaines, que l’époque développe mondialement par ailleurs, parfois depuis des décennies (des autoroutes dominicales fermées aux voitures depuis les années 1970 – Cyclovia à Bogota – aux diverses campagnes de journée sans voiture, journée vélo, jusqu’à l’invention du « code de la rue » et ses diverses formes de partages, en passant par « l’accueil du vivant en ville »). Écologie, biodiversité, mobilités actives en sont les bénéficiaires directs, par déplacement viral et désirable.

On sait tout autant que le Covid engendre des comportements de confort qui voient les prix de l’immobilier s’élever, au moins provisoirement, pour des acquisitions en secteurs bien éloignés des zones de densité, voire en lieux de villégiature. Les réponses au Covid s’expriment de fait en termes de produit (immobilier).

Cet aménagement du territoire par l’émotion – probablement le mode d’existence actuel de l’urbanisme et de l’architecture – n’apporte pas de réponse nouvelle dont l’architecture pourrait se prévaloir, mais prolonge des tendances déjà fortement présentes, notamment, comme on le sait, le télétravail. Au sein d’une ville-produit désirable, cet aménagement s’est par contre largement substitué aux modes d’action antérieurs, organisationnels, stratégiques et fonctionnels. Si l’arrivée d’un vaccin fera disparaître l’« espacement », comme les vaccins et antibiotiques ont fait disparaître l’hygiénisme, elle ne changera pas le développement de l’atmosphère de l’époque, cette ambiance verte et espacée (la dimension des lieux a depuis toujours été une distinction) que l’architecte et l’urbaniste relaient.

La prise en charge des grands événements planétaires a été au XXe siècle l’occasion pour l’architecte de retrouver une mission de sauveur pour le bien de l’humanité, un équivalent de Noé, le grand organisateur de son arche, qu’il s’agisse de reconstituer sa propre image ou de la valoriser auprès de ses éventuels commanditaires. C’est en quelque sorte un habitus professionnel. L’événement fournit à l’architecte l’occasion d’un récit qui va constituer la dynamique imaginaire de son projet architectural. C’est une procédure ou là encore un schème, le conte toujours un peu merveilleux comme mise en place de la dynamique de projet. Dans le cas présent, force est de voir cependant que la réponse à l’événement se limite à une réponse faible qui s’intègre dans le flot connu et convenu de la douceur urbaine. On n’attend plus de l’architecte des solutions, mais qu’il réponde à la demande présente, intercesseur médiateur entre le politique et le technique.

L’espace public républicain ordonné a été remplacé par un État incertain ou distrait pour un citoyen-habitant-consommateur-électeur-touriste.

Imaginons que l’humanisme traditionnel de l’architecte (il fut toujours un peu médecin) ne soit pas qu’une habitude de projetation, qu’il prend pour une éthique ; que l’architecte (re)trouve véritablement un rôle sociétal et critique, et non pas un marché. Si l’action sociale et politique de l’architecte peut avoir dans ce cadre un sens autre que celui de récit initiateur de projet, c’est de mettre en demeure le politique de le réaliser. Je nomme grand espace commun des projets qui mettent en jeu et en crise le discours rassuré des politiques tels le partage, la bienveillance ou le care, ravivé par la situation épidémique.

L’espace public républicain ordonné a été remplacé par un État incertain ou distrait pour un citoyen-habitant-consommateur-électeur-touriste dont les demandes et usages tant privés que publics favorisent l’extension d’espaces de la lenteur, de la déambulation, qui viennent contredire le plan urbain antérieur sans le remplacer, comme on a pu le voir pour le réaménagement des places parisiennes. Au bout du compte il demeure un verdissement sans message de l’espace public, une disparition incomplète et impensée, non perçue ni assumée, une homogénéité vide qui confine à l’abandon de tout message ou dispositif urbain.

Le grand espace commun est un programme pour les écoliers sans bureau ni chambre, les chômeurs qui reprennent leurs études, la population qui se rend au travail ou pour toute activité de chalandise ou de distraction. Le grand espace commun n’est plus un gymnase d’urgence ou un hôtel pour sans-abris, il prend la dimension d’une grande halle – un grand espace d’exposition de la réalité – où tous se côtoient dans une nouvelle construction publique qui réalise le partage rêvé. Le grand espace commun est un programme digne qui fait face à l’hôtel de ville ou au centre culturel (qu’il remplace), il est situé sur un pôle d’échange, ce désormais centre-ville.

Il peut être investi par les plus jeunes entreprises, il devient à la fois une écloserie, un site de production artisanal et pour de nouvelles industries, un centre de formation de nouvelle chance, un learning center pour tous les lycéens et étudiants, un marché et ses foodtrucks, un open space pour toutes les activités à venir et pour l’expression libre de chacun, dans une mixité effectivement et pleinement mise en œuvre. Les occupations sont multiples, ouvertes, libres, avec des fonctions d’échange, de travail, d’expression.

Le grand espace commun de la multitude n’est pas une utopie, ni faible ni concrète, mais une urgente évidence.

Au sein du grand espace commun tout coexiste sans distinction, sans différence, sans conflit, sans structure, l’architecture produit le libre-échange universel, qu’il s’agisse d’économie, d’information, de genre, d’architecture. C’est une immense couverture, un espace de réconciliation et d’agrégation, prototype pour une infusion que réalise le croisement des milieux. La grande dimension des surfaces libérées réintroduit une valeur disparue de l’architecture du XXIe siècle : la générosité des espaces. Le grand espace commun est vaste.

L’espace public républicain, devenu muet dans la métropole, s’actualise sous cette forme. De Fourier à Constant, l’espace unitaire travaille les représentations et les comportements, il est le désir et l’efficacité de l’architecture dans sa capacité à nous transformer. Le grand espace commun est la possibilité de recréation d’une infrastructure publique, il désigne une hypothèse pour l’architecture qui a toujours été engagée dans la production du commun. Le grand espace commun est un dispositif universel, un espace du paradis qui fait continuellement pression et, particulièrement aujourd’hui, parvient à refaire surface. Il a refusé la division et travaille les représentations et les comportements.

L’architecture politique est anthropologique, elle s’attaque au paradigme, parfois pour nous aliéner (les sièges des GAFAM) ou, dans le même temps, pour nous émanciper. Le désir contemporain de commun est un outil de mixité et de rattrapage, nouvelle cathédrale à l’ère des exclusions. Il est une empathie à réaliser de suite, là où se croisent encore tous les citoyens dans un des derniers espaces du partage, les hubs et pôles d’échanges de toutes dimensions. Le grand espace commun de la multitude n’est pas une utopie, ni faible ni concrète, mais une urgente évidence, la relève de l’espace public politique contemporain.

Si les expositions universelles du XIXe siècle et le grand magasin ont inventé l’espace de la marchandise, cette réalisation architecturale et programmatique proprement politique du grand espace commun de cœur de ville ou de gare, quel acteur politique la portera ? Qui construira ce challenge de l’intégration et de l’éducation, autrement dit de la communauté ?


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