De nouvelles trajectoires… ! Highway 1, Los Angeles, Californie (2003) – Photo : Edward Burtynsky

À l’époque des limites planétaires et de l’anthropocène, qui marque l’entrée de l’humanité dans une nouvelle ère d’impacts irréversibles à l’échelle planétaire et de débats inédits sur la justice environnementale, la mise en œuvre d’un développement plus soutenable nécessite une transformation en profondeur de nos manières de penser, de concevoir et d’aménager nos milieux de vie. L’architecte Jean-Paul Boudreau, en collaboration avec Valérie Levée, journaliste en science et architecture, présente une série de trois textes, une trilogie qui jette une lumière crue à la fois sur la situation actuelle de l’architecture et sur ce qu’il appelle la « nature des choses » : (1) À qui l’architecture sert-elle ? – (2) La tyrannie de la commodité ! – (3) De nouvelles trajectoires… !

Ces textes sont inspirés d’une activité obligatoire qu’il dispense aux étudiants de maîtrise à l’Université de Montréal dans le cadre de l’option « Perspectives d’aménagement » du DESS en environnement et développement durable de la Faculté des arts et des sciences, et de la M. Sc. A. en aménagement de la Faculté de l’aménagement. Pour ce troisième texte de la trilogie : De nouvelles trajectoires… !

La science de l’architecture, c’est l’art de faire et des savoir-faire pour un vivre-ensemble soutenable. Un art d’habiter sur cette Terre qu’il faut mettre en application, et c’est ce que nous allons voir dans le dernier texte de cette série.

Le scénario de transition pour 2050 demandera énormément de ressources et d’énergie et nous devrons extraire en trente ans autant de matières premières que depuis l’aube de l’humanité. On effleure rarement la réalité matérielle et la disponibilité des ressources (consulter le texte 1 de cette série). La recherche d’un mode de vie centré sur le confort est devenue un idéal absolu et cela contribue de façon significative au dérèglement climatique. Le confort est la force la plus sous-estimée et la moins bien comprise dans le monde d’aujourd’hui (consulter le texte 2 de cette série). Ces comportements de prédation et de commodité issus d’un récit imaginaire construit à partir du 17e siècle, sous l’impulsion des philosophes des Lumières, sont à leur niveau ultime. Cette « liberté émancipatrice » définie pour nous extirper de notre condition naturelle et pour mieux nous affranchir du droit divin n’est plus en adéquation avec notre époque actuelle et met l’habitabilité de notre monde en péril. Cette prise de conscience de la fragilité du présent doit nous conduire vers une nouvelle émancipation, vers de nouvelles  trajectoires.

Le manifeste ARCHITECTURE : WHOM DOES IT SERVE? publié en 1969 par un collectif d’étudiants en architecture de l’université Yale, de l’université de Columbia et du MIT décrivait nos comportements de prédation et de commodité avec cette grande clarté :

 « Ce n’est pas un hasard si la qualité d’une civilisation se révèle dans son architecture. Les bâtiments jaillissent inévitablement des racines mêmes de ses croyances, de ses valeurs, de ses aspirations et de ses besoins. Les bâtiments deviennent ainsi le symbole tangible des sociétés qui les font naître. »1

Cornelius Castoriadis (1922-1997), philosophe et économiste, appelle cela « l’imaginaire social instituant ». Dès le début des années 1960, il s’interroge sur les pratiques par lesquelles l’Homme transforme la nature et le monde et décrit l’imaginaire comme étant au cœur de tous les mécanismes de construction d’une société et des individus. L’imaginaire social ou collectif pour Castoriadis, c’est l’ensemble des significations au travers desquelles le monde prend forme pour  l’Homme.

Dit autrement, c’est l’ensemble des représentations que produisent, partagent et diffusent les membres d’une société pour lire et interpréter le monde qui les entoure. Chaque époque décide avec ses institutions de son rapport au monde et de sa façon singulière de vivre. Une fois créées, les institutions deviennent des formes rigides, régies par des lois et des normes. La société est alors gouvernée de façon hétéronome. À l’inverse, une société est autonome lorsqu’elle est capable de se remettre en question, car l’Homme est toujours apte à s’inventer de nouveaux futurs. Castoriadis nous rappelle qu’il y a des solutions au système actuel et qu’elles peuvent se lire comme la nécessité de sortir d’une approche strictement énergétique des changements climatiques, pour penser la manière dont un nouveau récit engage à développer de nouvelles manières d’habiter le Monde.

Décolonisons nos imaginaires !2

Décoloniser nos imaginaires, c’est mettre en évidence les incohérences de l’imaginaire dominant qui nous a conduits aux crises sociales, politiques, écologiques et sanitaires actuelles. C’est opter pour un autre regard sur la réalité et inventer de nouveaux possibles. Une nouvelle génération d’intellectuels, de penseurs, d’activistes, d’architectes et d’artistes de terrain réinterroge les principes sur lesquels notre société se fonde pour repenser un autre rapport au monde et réécrire un nouveau récit.

Philippe Descola,titulaire de la Chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France, est un de ceux qui nous font comprendre que la certitude pour nos sociétés occidentales d’une opposition entre nature et culture n’est pas universelle et qu’il est devenu insoutenable de séparer, en deux domaines distincts, les humains et les non-humains, la nature et la culture. Ses travaux ont fait l’objet de la publication en 2005 de son plus célèbre livre, Par-delà nature et culture, devenu un texte de référence. Les Européens ont inventé au 17e siècle un nouveau rapport au Monde en opposition, mais il y a énormément d’autres cultures qui ne pensent pas la nature et la culture comme étant en opposition.

L’œuvre de Bruno Latour (1947-2022) est célébrée dans le monde entier. Pour un vaste public, il est le penseur le plus représentatif du moment que nous traversons. Il a popularisé le concept de zone critique,cette mince couche de vie d’environ dix kilomètres qui s’étend de l’atmosphère jusqu’aux roches mères et qui abrite l’ensemble du vivant. Il nous fait atterrir et découvrir que nous vivons dans une matière vivante, façonnée par le vivant à l’intérieur d’une toute petite zone habitable. Nous sommes HORS-SOLet, comme il le dit si bien : « Pour tout réinventer, il faut revenir sur terre3. »

Émilie Hache, Marielle Macé, Vinciane Despret, Nastassja Martin, Baptiste Morizot, Emanuele Coccia, Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz sont d’autres écosophes qui remettent en cause l’Homme comme mesure de toute chose, au sommet de l’évolution, s’autorisant à puiser sans limites dans les ressources naturelles.

Pour eux, comme pour Michel Serres – ce grand précurseur avec sa proposition d’un Contrat naturel, publié en 1990 –, l’Homme a de nouveaux devoirs face au monde qu’il habite, et qu’il a si longtemps ignoré. Il doit maintenant s’inscrire dans ce monde, avec tous les autres comme une partie qui s’insère dans un tout.

Amitav Ghosh,né en 1956 à Calcutta, est l’un des plus importants écrivains anglophones contemporains et est considéré comme l’un des plus grands penseurs de l’anthropocène. Il veut nous faire voir, à travers ses écrits, pourquoi les phénomènes naturels imprévisibles sont absents de notre littérature contemporaine en dépit du fait qu’ils ont toujours été présents dans l’histoire humaine. Il nous invite, à travers une critique culturelle très perspicace de cette nouvelle ère, à un remaniement en profondeur de nos cadres narratifs, notamment en inventant une nouvelle littérature qui en finit avec l’idée d’une nature immuable et sous contrôle.

En architecture, la thèse de l’architecte Léa Mosconi (Des récits et des architectes)peut se lire comme la nécessité de sortir d’une approche strictement énergétique des changements climatiques. L’architecture bioclimatique, l’agritecture, l’architecture des communs, l’architecture régénérative, l’architecture du CARE sont de nouvelles manières de penser un nouveau récit qui engage à développer de nouvelles manières d’habiter et de le construire.

Tout ce beau monde nous dit que le mythe fondateur de l’Occident moderne, où l’Homme s’est déclaré unilatéralement maître du Monde, se résume à une attaque généralisée des liens nous unissant. Tous nous enjoignent à décoloniser notre imaginaire pour le reconstruire sur la base d’une coévolution. Cette idée de partage est plus que nécessaire pour être en phase avec les ressources limitées de la Terre, mais aussi pour soutenir la vie sociale et celle de l’ensemble du vivant. Face au dérobement de notre monde en commun, nous sommes voués à prendre soin, à protéger, à chérir le tissage des autres formes de vie avec qui nous partageons la Terre. Cela implique de changer de récit, d’imaginaire, de cosmologie.

Nous sommes en « care »4

L’exposition Prendre soin : restaurer, réparer, de la Renaissance à nos jours, qui s’est tenue au Musée de la ville de Dole en France du 14 octobre 2022 au 12 mars 2023, a célébré à sa manière le bicentenaire de la naissance de Louis Pasteur, né dans cette petite ville de 25 000 habitants. Pour faire suite à la pandémie du coronavirus, on s’attendrait à ce que seuls la science et le solutionnisme technique soient mis à l’honneur pour célébrer Pasteur. Car il faut se le dire, nous vivons dans un monde aseptisé, pasteurisé, où sont abîmées nos sensibilités au nom de l’efficacité, de la performance, de la puissance et du contrôle. Pourtant, l’exposition fait un tout autre choix pour nous aider à imaginer ce que signifie vraiment « prendre soin ».

Le soin, s’il est médical, peut aussi prendre soin du Monde, de nos milieux, des vivants, humains ou non humains. Jean-Philippe Pierron, directeur de la Chaire Valeur(s) du soin et professeur de philosophie à l’Université de Bourgogne en France, nous présente cette exposition comme une occasion de prendre la mesure du rôle de l’imaginaire que nous donnent à voir les institutions culturelles et nous invite à nous mettre en « care ». Une exposition ou une œuvre ne feront jamais des actions, au sens éthique et politique du terme, mais s’y préfigurent des forces qui se muent à travers de nouvelles idées, de nouveaux concepts, de nouvelles trajectoires, d’autres possibles envisageables pour reconstruire notre imaginaire. Ces trajectoires, les architectes et les urbanistes commencent à se les approprier face à la nécessité de réparer le Monde.

Nouvelles trajectoires  Réaprendre à travailler avec le climat !

Les architectes ont malheureusement délaissé toute une tradition architecturale qui tenait compte du climat. C’est une grave erreur tant la finalité même de l’architecture est climatique.La période de grande accélération de l’après-guerre5 a entretenu l’idée qu’il était possible de vivre partout, dans des boîtes de verre sous tous les climats, avec les mêmes modes de vie standardisés à grand renfort de climatisation et d’énergie fossile. Travailler avec le climat est depuis toujours un aspect important des récits d’origine de l’architecture, et la plupart des cultures ont développé un riche savoir-faire pour s’y adapter, qu’il faut simplement  redécouvrir.

Haut : 1- TADRAT AKAKUS – Zone désertique de l’ouest de la Libye, Source : Discover DZ  /2- Carte de la Libye /3- Chantier de l’Aéroport international de Benghazi en Libye Photo : Jean-Paul Boudreau architecte. Bas : 1 et 2- Images de synthèse – Aéroport international de Benghazi. Source ADPI

 

Dans les années 2000, lors de la réforme du régime libyen, l’aéroport international de Benghazi fut l’un des grands projets mis de l’avant par Mouammar Kadhafi. La Libye, c’est un pays au climat méditerranéen au bord de la mer et complètement désertique sur l’ensemble du pays. Alors, comment combattre la chaleur lorsqu’une plateforme aéroportuaire toute revêtue de verre est située en bordure du désert Libyque ? Des simulations informatiques révélèrent d’importants problèmes de surchauffe et d’éblouissement et un manque important en climatisation de l’ordre de 30 %. Des solutions conventionnelles pour régler ces problèmes n’étaient pas envisageables faute d’espace pour la mécanique. Cette contrainte inhabituelle nous a amenés, l’équipe d’architectes, à travailler sur l’enveloppe selon les traditions vernaculaires des pays au climat chaud et désertique. Dans l’habitat traditionnel des pays chauds et désertiques, trois moyens sont utilisés pour combattre la chaleur : 1- La voûte nubienne qui régule et repousse les radiations solaires. 2- Les malgafs pour l’apport d’air frais. 3- Les moucharabiehs pour filtrer la lumière du soleil.

1- La VOÛTE NUBIENNE qui régule et repousse les radiations solaires. Source : Architecture for the poor /2- Les MALGAFS pour l’apport d’air frais. Source : Dima Soufi /3- Le MOUCHARABIEH pour filtrer la lumière du soleil. Source : DP Review

 

Les solutions d’optimisation et de correction inspirées des traditions vernaculaires et testées à l’aide des logiciels Radiance et EQuest ont permis de combler la totalité des manques en besoin de climatisation : 28,9 % pour être précis ! Trois moyens ont été utilisés pour éliminer les problèmes de surchauffe et d’éblouissement : 1- Une isolation à déphasage thermique lent pour la toiture et un revêtement à albédo élevé ; c’est le principe de la voûte nubienne. 2- La ventilation naturelle et nocturne (« Night Flushing ») ; c’est le principe du malgaf.3- Des vitrages performants et des dispositifs de protection solaire automatisés sur toutes les façades ; c’est le principe du moucharabieh.

Avec le défi du remplacement des énergies fossiles et de réduction de nos émissions de GES, il faudra réengager la question du climat comme élément fondamental de l’architecture. La conception bioclimatique est un champ esthétique à réinventer, capable de modifier durablement la forme et la manière d’habiter de demain. Cette manière de faire remet en relation les Hommes avec leurs milieux, à la manière du paysan et du marin dont l’emploi du temps dépendait de l’état du ciel et des saisons.

 L’architecture d’Hassan Fathy faisait corps avec sa culture, son climat et sa géographie. Photo : Danielle Fisher

 

Nouvelles trajectoires  Réapprendre à travailler avec la nature !

Que savons-nous du monde végétal, de ce monde des « vivants » qui ont toujours régulé les cycles biochimiques de la Terre et avec lesquels nous avions établi une relative interdépendance à l’exception des deux derniers siècles ? Les arbres et l’ensemble du règne végétal font l’objet, ces dernières décennies, de découvertes scientifiques qui permettent de porter un nouveau regard sur ces plus anciens membres de la communauté des vivants. L’exposition Nous les arbres, tenue en novembre 2019 à la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris6, a permis de croiser le travail d’artistes et de chercheurs afin d’explorer plus à fond l’épineuse question de la relation de l’humain à la nature et de rendre au monde végétal la place que l’anthropocentrisme lui avait soustraite.

Haïti, la perle des Antilles, est dévasté le 12 janvier 2010 par un important séisme d’une magnitude de 7,3 sur l’échelle de Richter.Le 22 octobre 2012, pour relancer une économie en ruine, Hillary Clinton, en tant que ministre des Affaires étrangères américain, et la Banque interaméricaine de développement inaugurent la création d’un gigantesque parc industriel au nord-est du pays dans la commune de Caracol. Le principal locataire, une entreprise de textile sud-coréenne, proche du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon, avait besoin d’une école de formation professionnelle pour former ses 5 500 travailleurs. Mais comment le faire sous un climat tropical, sans clim ?

1- HAÏTI - La perle des Antilles, dévasté par un séisme en 2010.  Source : Haïti Global /2- Carte Haïti /3- Parc industriel de la commune de Caracol, Haïti.  Source : SONAPI

 

1- Garmet Technology Center, plan du RDC /2- Principes thermodynamiques /3- Garmet Technology Center, plan des toitures.  Source : Jean-Paul Boudreau architecte
 

Trois moyens ont toujours existé pour se protéger naturellement de la chaleur tropicale : 1. La végétation pour l’apport d’air frais produit par l’évapotranspiration. 2- L’ombrage des arbres pour la réduction des gains thermiques. 3- L’entre-deux pour la régulation de la chaleur.

1- La VÉGÉTATION pour l’apport d’air frais par évapotranspiration /2- L’OMBRAGE pour la réduction des gains thermiques /3- L’ENTRE-DEUX pour la régulation de la chaleur.

 

L’école s’organise autour d’une cour intérieure végétalisée. Des avant-toits et des passages couverts servant d’entre-deux autour du jardin protègent les salles de classe du soleil et des gains thermiques. Les eaux pluviales sont récupérées des toits et acheminées à travers un système de gouttières et de rigoles vers deux bassins végétalisés au centre de la cour intérieure. Cette manière de faire avec ce Monde végétal permet la climatisation naturelle par évapotranspiration des végétaux et la ventilation naturelle des salles de classe par effet de convection. Une double peau végétale, un entre-deux méconnu, faite de tiges de bambous et de plantes grimpantes recouvre tous les murs extérieurs afin de réduire encore plus les gains thermiques. Selon une étude du Centre d’écologie urbaine de Montréal et un projet pilote réalisé par l’organisme Vivre en Ville, la différence moyenne des températures mesurées à l’avant et à l’arrière des plantes varie de 11 oC à 14 oC, dépendamment de la densité des feuilles. Les études montrent que les surfaces verticales végétalisées n’atteignent pas plus de 30 oC alors qu’un mur nu peut dépasser les 60 oC7, 8. Ces savoir-faire provenant de l’étude du règne végétal nous ont permis de réinventer la conception du confort thermique sans « clim » dans un pays tropical. Mais outre les ambitions de confort, le projet visait à ramener une coutume très chère aux Haïtiens, soit « la palabre », lieu traditionnel de rassemblement à l’ombre d’un arbre où se maintient le lien social. Le Monde végétal nous protège du climat et contribue à faire société !

Le philosophe Emanuele Coccia, qui a participé en tant que conseiller scientifique à l’exposition Nous les arbres nous parle de cette belle symbiose entre l’Homme et les arbres : « Il n’y a pas de ville que l’on ne puisse construire sans s’appuyer sur eux, en nous sculptant à travers leur anatomie, même si l’on préfère au bois, la brique et le béton »9.

 Jardin intérieur du Garmet Technology Center, Caracol, Haïti. Photo : Jean-Paul Boudreau

 

Nouvelles trajectoires – l’architecture des communs !

On observe à l’heure actuelle, tant à l’échelle nationale qu’internationale, une tendance voulant que les parties prenantes publiques et privées se rallient pour travailler à l’élaboration de nouvelles manières d’habiter qui misent sur l’économie de partage. Plusieurs travaux sur l’économie de partage montrent qu’il existe un autre type de solutions pour faire face aux crises actuelles. La prémisse est que « communaliser » implique de partager ce qui est nécessaire à notre existence, d’être en phase avec les ressources limitées de la terre et de soutenir la vie sociale.

Les « communs »  à l’échelle du quartier – L’exemple du quartier Val-Martin à Laval

En 2021, dans le cadre d’un partenariat entre la Ville de Laval et la Chaire de recherche Fayolle-Magil Construction de l’Université de Montréal, une initiative de recherche-création-action a été mise en œuvre afin de développer un projet intégrant la notion de « biens communs » dans l’aménagement urbain du secteur de Val-Martin à Laval.

La proposition « D’un commun accord pour Val-Martin » vise à implanter un quartier nourricier par et pour les habitants dans l’un des quartiers les plus défavorisés de la ville de Laval. Il comprend des jardins communautaires, de même que des lieux propices à la production, la distribution et la transformation des aliments produits sur site ainsi que des lieux collectifs.

Le projet, bien qu’il ne s’agisse pas d’un plan d’aménagement définitif, montre que l’élaboration des « COMMUNS », c’est-à-dire une initiative d’intervention sur l’aménagement axée sur la création et la gestion collective des ressources, a été l’occasion de se doter de connaissances et d’expériences importantes pour la mise en place et la gestion de nouvelles pratiques et de nouvelles manières d’habiter.

Les bénéfices d’une approche basée sur le partage et la gouvernance du « bien commun » sont significatifs. Les lieux peuvent être gérés par les habitants et les bénéfices peuvent profiter à tous, ce qui contourne certains fondements de l’économie capitaliste. Mais pour ce faire, cela exige l’établissement de liens de confiance, la reconnaissance continue de la légitimité des acteurs et de leurs actions et l’engagement soutenu de toutes les parties prenantes10.

Les « communs »  à l’échelle d’une rue - L’exemple de la rue Cartier à Montréal

Les « COMMUNS » de la rue Cartier, entre les rues Laurier et Masson, est le fruit d’un projet de mobilisation citoyenne initié au début de l’année 2023. Le projet visait au départ l’autosuffisance écoénergétique à l’aide d’un réseau thermique urbain pour le chauffage des logements de cette portion de la rue Cartier, pour tenter de créer et de développer un lieu de résilience urbaine à dimension humaine et une zone de refuge face aux aléas climatiques.

Ce projet pour un vivre-ensemble mutualiserait une boucle géothermique pour le chauffage des habitations, un jardin de rue où elle serait complètement transformée en potager urbain pour les besoins alimentaires des familles, un lieu de rencontre et de partage qui favoriserait l’échange de services comme le gardiennage des enfants et des animaux de compagnie, l’aide aux devoirs, la cuisine et la lessive de groupe, un atelier de réparation et de partage d’outillage, sans oublier le partage de véhicules de type intermédiaire pour la mobilité de toutes les familles de la rue.

La boucle thermique – Une mise en commun des sources de chaleur et de froid11.. Source : Projet Celsius du Collectif SOLON.

 

À travers son Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), l’ONU mentionne que les réseaux thermiques urbains chaud/froid « sont les principaux leviers pour engager une transition énergétique à l’échelle des villes ». Les démonstrations révèlent que l’implantation d’un réseau thermique urbain est une solution concrète et réaliste pour rendre les quartiers plus résilients face aux aléas climatiques et aux grands chantiers d’électrification du gouvernement du Québec. Les logements de la rue Cartier, comme ceux d’une grande partie de l’arrondissement, ont une très mauvaise isolation thermique, difficile à corriger, coûteuse et qui conduit à des consommations d’énergie importantes. La boucle thermique de quartier est une solution à cette contrainte économique de rénovation tout en permettant une réduction de la demande grandissante en hydroélectricité et une protection face au talon d’Achille du réseau que sont les grandes distances séparant les installations du Grand Nord des grandes villes du Sud.

Les espaces de culture – Une mise en commun des ressources alimentaires12.. Photo : Mélanie Dussault - Projet Les Terrasses Roy, castor et pollux.

 

Avec le foisonnement actuel de publications et le grand projet collectif du gouvernement québécois lancé en 2021 portant sur les enjeux de sécurité alimentaire et d’urbanisation effrénée des terres agricoles cultivables, nous sommes nombreux à croire à l’avènement des villes vertes nourricières. Au cœur même des agglomérations urbaines, de nouvelles propositions voient le jour et c’est sans doute l’un des traits les plus fertiles de la ville contemporaine d’aujourd’hui. Concevoir des lieux de proximité pour l’accès à l’alimentation et la résilience en milieu urbain est devenu un élément essentiel d’un système alimentaire responsable et résilient pour tous. Tout en préservant un passage pour les véhicules d’urgence, la portion de la rue Cartier entre les rues Laurier et Masson sera transformée en « JARDIN DE RUE ». Ce geste pour le moins singulier permettra de subvenir aux besoins alimentaires des familles, de soutenir le développement d’une petite communauté solidaire autour de l’alimentation et de laisser une large place au règne végétal qui n’apporte que des bienfaits pour l’environnement et sur la santé humaine.

La zone de mobilité – Une mise en commun de véhicules intermédiaires13. Source : Média BonPote / Aurélien Bigo.

 

L’enjeu est de répondre ensemble à un dilemme en matière de mobilité. Comment concevoir des quartiers ouvrant la voie à un nouveau paradigme de mobilité, plus accessible, plus inclusif, plus sobre en carbone et axé sur les utilisateurs ? Deux zones de mobilité sont envisagées aux extrémités de la rue Cartier, pour la mise en commun de différents modes de transport plus légers, plus abordables et plus sobres pour les déplacements dans la ville. Ce sont des véhicules de type « intermédiaire ». Il s’agit d’un ensemble de véhicules légers (moins de 600 kg), abordables (moins de 15 000 dollars), compatibles avec de nouvelles façons de consommer la mobilité (autopartage, location entre particuliers, etc.) dont les racines prennent appui dans l’engagement communautaire. Le but n’est pas de continuer à penser à la propriété individuelle du véhicule, mais plus de s’intéresser aux usages et aux besoins en déplacement des résidents.

Les lieux de partage et de rencontre – Une mise en commun du faire ensemble.

 

Que l’on vive seul ou pas, les périodes de confinement et la progression du télétravail durant la pandémie ont provoqué de la solitude dans bien des milieux de vie, mettant en lumière l’importance de la socialisation. Pour sortir de l’isolement, il faut recoudre le tissu social et favoriser les rencontres. Outre le « jardin de rue », lieu privilégié de rencontre pour tisser des liens de proximité par le biais d’activités extérieures, d’autres lieux (des tiers-lieux) seront aménagés. Des lieux entre le domicile et le milieu de travail qui seront multifonctionnels, hybrides, intergénérationnels, avec des moyens mis en commun et une entraide collective. Le « lieu de rencontre » est le tiers-lieu pour les réunions autour du café, ainsi que des espaces pour le cotravail, pour le gardiennage des enfants et des animaux de compagnie, pour l’aide aux devoirs, pour le jeu, et aussi un lieu de mise en valeur des travaux de cette collectivité sous la forme d’exposition de quartier. Le « lieu de partage » est le tiers-lieu pour les usages multifonctionnels de service. C’est l’atelier-serre relié au jardin de rue, mais qui peut tout aussi bien servir pour la cuisine de groupe ; les corvées de lessive ; l’atelier de réparation, de couture, de recyclage et de partage d’outillage. Ces tiers-lieux de la rue Cartier sont des vecteurs de transition écologique et d’autonomie, de fabrication locale, de liens sociaux, d’alimentation durable, de participation citoyenne et de FAIRE ENSEMBLE.

« Superilla Barcelona » - Une référence mondiale de transformation de rues14. Source : Barcelona architecture walks. Photo : Joan Cortadellas.

 

Jugé beaucoup trop dense, Barcelone avec ses 7 000 véhicules par kilomètre carré et 60 % de l’espace public dédié à la voiture se devait d’améliorer les conditions sanitaires, environnementales et sociétales de ses habitants. Elle a réagi au début des années 2010 avec le déploiement d’un modèle encore méconnu jusqu’ici, celui des « super îlots ». Le but était de limiter très fortement le trafic routier et la présence de véhicules au sein des quartiers (les « super îlots »), et d’en faire un espace public et d’y multiplier les espaces verts. Sans voitures qui circulent, ni voitures garées, il est possible de concevoir l’espace public différemment. Les intersections et les rues offrent un espace important qui peut être aménagé avec des bancs, des tables, des aires de jeu, des jardins. Les « super îlots » visent aussi un enjeu plus vaste, celui du vivre-ensemble, du meilleur partage de l’espace public, de la création de liens ou d’échanges entre résidents. Bref, ce qui définit le bien-être dans un quartier pour une communauté. C’est aussi cela, les « super îlots » : se réapproprier l’espace.

En redéfinissant ainsi les codes de l’espace urbanisé en vue d’améliorer la qualité de vie en général, le commun de la rue Cartier, à l’exemple des « super îlots » de Barcelone, se présente comme l’une des bases de l’urbanisme de demain, plus sain et plus soutenable face aux crises climatiques, environnementales et sociales.

Les « communs »  à l’échelle du voisinage - l’exemple d’unités résidentielles avoisinantes

Situé à proximité du parc Maisonneuve de Montréal, le site comprend une résidence existante et une annexe implantées sur 3 lots d’une largeur de 25 pieds, particularité de la trame montréalaise, et cette singularité sera à l’origine de l’acte de faire commun avec ses voisins. La résidence principale située sur la rue principale demeure. Le garage en coin de rue est remplacé par une unité d’habitation accessoire de 500 pieds carrés et donne directement sur la rue transversale. En revanche, l’annexe, une ancienne piscine intérieure qui servait d’atelier, est transformée en résidence de trois chambres avec son accès à partir de la rue principale.

Chacune des unités d’habitation possède son propre jardin particulier, mais celles-ci se partagent un jardin potager et une serre avec remise pour la production de fruits et de légumes. Une partie du sous-sol de la résidence principale sera mise en commun pour une buanderie et un atelier polyvalent pouvant servir au partage d’outillage pour les divers travaux de réparation et d’entretien, mais aussi pour les corvées de cuisine. En bordure du jardin de pluie en frontage de la résidence principale, un dallage de pierres récupérées, intégré à l’aménagement paysager, délimite l’emplacement pour le partage du véhicule électrique.

 

Un autre monde est possible, et nous pouvons le construire maintenant à toute petite échelle, celle du voisinage. San Diego et Los Angeles se sont tournés vers les unités d’habitations accessoires (Accessory Dwelling Units) comme un moyen de résoudre leur crise de pénurie de logements. Il y a six ans, 22 % des nouveaux permis de logement y étaient destinés. Leur popularité a même déclenché la création d’un écosystème de startups qui utilisent la construction modulaire pour réduire les coûts et développer de petites communautés de commeneurs.

Source : NBC 7, San Diego / modative architecture

 

Participer à l’acte de faire commun pourrait être la source d’une nouvelle conception de la richesse qui ne se mesure plus en valeurs marchandes, mais s’évalue en fonction de la capacité entre personnes de vivre ensemble. Les « COMMUNS » nous renvoient vers un ordre d’existence et de savoir radicalement différent de celui auquel nous avons été accoutumés. Nous y apprenons à partager ce qui est disponible, à contrer l’exploitation massive des ressources naturelles, à prévenir la destruction des environnements et de la mainmise sur l’ensemble du vivant. Un bel exemple de décolonisation de notre imaginaire pour le remodeler autrement.

 FAIRE COMMUNS – Maison des arts Georges & Claude Pompidou, Cajarc, France, 15 juillet – 30 août 2020

 

Nous sommes les « COMMUNS » et nous sommes en « CARE »

À l’heure des changements climatiques et des angoisses qu’ils suscitent, réapprendre à travailler avec le climat et travailler en symbiose avec le règne végétal nous rappelle qu’il est possible de bien vivre avec des conditions imprévisibles, rudes et hostiles en utilisant des techniques appropriées à la fois simples, sobres et ingénieuses, à condition de développer des manières de le faire sans cette division en deux domaines distincts : les humains et les non-humains, décrite par l’anthropologue Philippe Descola.

Pour Andreas Weber, théoricien allemand de la biologie, cette idée de partage n’est pas seulement affaire d’économique et d’engagement social. Fondamentalement, c’est aussi l’idée de faire le monde en commun15. Faire commun entre nous, mais aussi réintégrer l’ensemble du vivant ; une coévolution. C’est à ce niveau que la pratique des communs s’affirme comme une transformation de nos manières de vivre et d’habiter ce monde, de faire attention et de prendre soin de ce qui nous entoure. Tout comme Weber, j’y vois l’avènement d’une nouvelle émancipation, d’une nouvelle Renaissance, appelée à succéder aux Lumières, mythe fondateur de la  modernité.

Un fondamental est absent dans le récit dominant actuel de la mainmise sur le Monde : c’est le savoir-vivre. Ces « NOUVELLES TRAJECTOIRES » se révèlent comme rien de moins qu’une transformation de nos manières de vivre et d’habiter ce monde, à faire attention et à prendre soin de ce qui nous entoure.

À nous de jouer…

Notes

https://rozsixties.unl.edu/items/show/424
2 Célèbre formule de l’économiste Serge Latouche
3 https://www.nouvelobs.com/idees/20210115.OBS38867/bruno-latour-pour-tout-reinventer-il-faut-revenir-sur-terre.html
4 https://aoc.media/opinion/202 2/11/27/nous-sommes-en-care-2/
5 https://fr.wikipedia.org/wiki/Grande_accélération
6 https://medias.fondationcartier.com/fondation/documents/press/DP-ARBRES-FR.pdf
7 https://cdn.ca.yapla.com/company/CPYO9qxj5LhP6vbo8lrLkiEO/asset/files/Plantes%20grimpantes%20une%20solution%20rafraichissante_version%20finale(3).pdf
8 https://historicengland.org.uk/research/results/reports/7260/IvyonWalls
9 https://aoc.media/opinion/2019/10/01/les-arbres-disent-nous/
10 http://www.chairefayolle.umontreal.ca/contenu_pages/Rapport_commun_accord_Val-Martin.pdf
11 https://ashraemontreal.org/ashrae/data/files/montrealer_avril_2021/kummert_-_ashrae_mtl_2021-03-16.pdf
12 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1751016/agriculture-fruits-legumes-achats-local-producteurs
13 https://www.lafabriqueecologique.fr/app/uploads/2023/02/Note_pour_une_mobilite_sobre_les_vehicules_legers.pdf
14 https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/superilots-barcelone
15 https://in.boell.org/sites/default/files/2021-04/Alternative%20Worldviews-%20SHARING%20LIFE%20The%20Ecopolitics%20of%20Reciprocity_0.pdf

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