Cette perspective d’un effondrement des écosystèmes et même de nos sociétés devient une source d’anxiété. Pour certains, cette anxiété se traduit par des sentiments d’impuissance, voire d’aquoibonisme. À quoi bon agir si la bataille est perdue ? Pour d’autres, cette anxiété pousse à l’action, notamment par le biais de l’économie circulaire, de la décarbonation de l’économie, ou plus spécifiquement pour le secteur de la construction, par un meilleur usage des ressources et une nouvelle façon de penser nos habitations, énonçait Daniel Pitre en introduction aux conférenciers qui lui ont succédé.
Le dilemme du bois
À l’instar de Daniel Pitre, Christophe Huon, enseignant à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy, constate l’exploitation excessive des ressources de la planète. Le jour du dépassement le montre clairement. C’est la date à laquelle la Terre n’est plus en capacité de régénérer les ressources nécessaires à la consommation humaine pour le reste de l’année. Du 29 décembre en 1970, cette date a été ramenée au 29 juillet en 2019. La fermeture partielle de l’économie liée à la COVID-19 l’a cependant repoussée au 22 août en 2020. Il n’empêche que sur les quatre derniers mois de l’année, l’Humanité vit à crédit environnemental sans véritable plan de retour à l’équilibre. C’est ce qui fait dire à Christophe Huon qu’il faut « remplacer les matériaux conventionnels massivement utilisés depuis des décennies dans la construction comme le béton et l’acier par des matériaux biosourcés et qu’il y a urgence d’agir ».
Or, un matériau biosourcé par excellence est le bois. On peut l’utiliser dans la charpente, l’ossature, l’isolation, le revêtement et la décoration. Immobilisé dans le bâtiment, le matériau bois stocke le carbone que l’arbre a capté par photosynthèse de son vivant. De plus, la transformation de l’arbre en matériau de construction émet moins de CO2 que la fabrication du béton ou de l’acier. Construire en bois fait donc coup double dans la lutte contre les changements climatiques, et c’est avec raison que la Stratégie Nationale Bas-Carbone et le Plan de relance de la France misent tous deux sur le renouvellement de la forêt et la construction en bois pour relancer et décarboner l’économie.
À priori, la forêt française se porte bien puisque sa superficie a augmenté de 20 % en trente ans et que, d’après l’inventaire forestier de 2017, elle couvrait alors le tiers de l’Hexagone. L’objectif de la Stratégie est de miser sur cet actif et de tripler d’ici 2050 la production de matériau bois utilisé pour la construction, ce qui demande d’accroître la récolte de bois. Mais cette Stratégie compte aussi sur le puits de carbone qu’est la forêt pour capter le CO2. Le dilemme est donc là : peut-on prélever assez de bois pour décarboner l’économie sans se priver du puits de carbone que constitue la forêt ? Question d’autant plus critique que la forêt française est fragilisée par les changements climatiques. Dans le Grand Est, les sécheresses consécutives ont facilité les infestations de scolytes qui ont décimé 20 000 ha de forêt. Cette sécheresse exacerbe aussi les risques de feux de forêt et repousse certaines essences vers le nord ou en altitude, où elles deviendront plus difficilement exploitables. Christophe Huon, de conclure alors, « y a-t-il assez de ressources bois en France pour vivre la grande aventure de la neutralité carbone des trente prochaines années ? ».
Construire avec la nature et le climat
Cette consommation excessive des ressources est en marche depuis cinquante ans déjà, rappelle l’architecte Jean-Paul Boudreau. Outre sa pratique au sein de Le Workshop architecture + NATURE, Jean-Paul Boudreau est professeur invité à l’École d’architecture de l’Université de Montréal et chercheur à la Chaire Fayolle-Magil Construction en architecture, bâtiment et durabilité. Il évoque le rapport Meadows, dans lequel les auteurs, chercheurs au Massachusetts Institute of Technology, prévenaient déjà en 1972 d’un risque d’effondrement des écosystèmes et de nos sociétés si la croissance économique se poursuivait au même rythme. Les auteurs n’ont guère été écoutés et la croissance économique débridée laisse maintenant des traces dans les couches géologiques de la Terre. « La signature pérenne de l’Humanité se retrouve dans l’accumulation de matériaux polluants qui entraînent une dégradation des sols et des nappes phréatiques, l’effondrement de la biodiversité et le dérèglement climatique. L’espèce humaine est devenue une force qui modifie le profil et l’évolution de la planète », disait Christophe Huon. « Bienvenue dans l’anthropocène ! », ironisait à son tour Jean-Paul Boudreau, rappelant que cette nouvelle ère géologique marquée du sceau de l’Humanité avait été reconnue officiellement lors du congrès international de géologie de 2016.
Face à ce constat, « il y a urgence de mettre en place une nouvelle pensée constructive », prône Jean-Paul Boudreau, et la transition énergétique, souvent invoquée pour contrer la crise climatique, semble un vœu pieu. « Il n’y a jamais eu de transition énergétique, mais une addition énergétique depuis 1800 jusqu’à aujourd’hui », clame-t-il, s’appuyant sur les démonstrations de l’ingénieur consultant en énergie-climat Jean-Marc Jancovici. Il remet en cause également l’approche technocentriste de l’architecture qui mécanise le bâtiment et isole les occupants de l’extérieur. « Traditionnellement, les architectes font la conception du bâtiment et les ingénieurs arrivent ensuite avec des systèmes mécaniques pour conditionner la température et la qualité de l’air. On s’enferme dans des lieux mécanisés extrêmement coûteux et énergivores avec très peu de relations avec l’extérieur, déplore-t-il. Paradoxalement, avec les nouvelles normes écologiques, la tendance veut que pour des questions purement énergétiques, on se protège encore plus de notre environnement extérieur. On s’enferme dans des bâtiments devenus des objets solitaires et qui nous éloignent du monde. »
École de formation professionnelle de Caracol, en Haïti, conçue par JPB architectes. La cour intérieure végétalisée fait office de climatisation naturelle par le phénomène d’évapotranspiration. Les allées couvertes protègent les salles de classe de l’ardeur des rayons solaires et offrent des aires de circulation ombragées. Les eaux de pluie sont récupérées par un système de gouttières et de rigoles et acheminées vers les bassins au centre de la cour. Photo : Jean-Paul Boudreau
La solution passe plutôt par un retour aux fondamentaux de l’architecture en s’inspirant de l’architecture vernaculaire adaptée au climat local. Jean-Paul Boudreau donne l’exemple de l’aéroport de Benghazi en Libye sur lequel il a travaillé et où les principes traditionnels de la voûte nubienne, des malgafs et des moucharabiehs ont été transposés dans des techniques modernes pour rafraîchir le bâtiment et réduire les besoins de climatisation de 30 %. Même chose dans une école de Caracol, en Haïti. Les salles de classe, organisées autour d’une cour intérieure, sont protégées du soleil par des avant-toits tandis que la végétation sert de climatiseur. « La climatisation par évapotranspiration des plantes, c’est de la thermodynamique, explique Jean-Paul Boudreau. L’eau qui s’évapore puise une grande quantité de chaleur latente dans l’air pour passer de la phase liquide à gazeuse. Cette chaleur est retirée de l’environnement extérieur et abaisse la température. » Ajouter une ventilation naturelle et une double peau composées de tiges de bambou et de plantes grimpantes sur les murs a permis d’abaisser la température de 10 °C.
Il faut reconsidérer l’importance de notre relation avec la nature et mettre en place une nouvelle pensée constructive, car, nous rappelle Jean-Paul Boudreau, « la Terre n’est pas seulement une affaire de géologie et d’exploitation, mais un milieu de vie pour des millions d’espèces incluant la nôtre ».