Spleen écologique

Le « monde d’après » tant espéré risque fort d’être semblable, sinon identique, au monde d’avant. Un texte du philosophe Dominique Bourg publié dans le quotidien en ligne AOC.

Spleen écologique

Par Dominique Bourg

Philosophe, professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement de l’université de Lausanne.

Le « monde d’après » tant espéré risque fort d’être semblable, sinon identique, au monde d’avant. Alors que nous menacent diverses catastrophes écologiques et autres effondrements, jamais nous ne nous sommes si peu montrés prêts à les anticiper, ni même à leur faire face. En cause : le « progrès » tous azimuts d’un certain crétinisme, tant au plan individuel que collectif. Doit-on définitivement désespérer ou peut-on rêver à une possible décrétinisation ?

Plus il prend réellement corps, et plus « le monde d’après » s’éloigne des espérances qui se sont exprimées durant le confinement. Avant même que ne se manifestent crûment les dégâts économiques et sociaux découlant des manque-à-gagner accumulés ces derniers temps, force est de remarquer les braises qui pourraient enflammer les prochains mois. Apprendra-t-on qu’un bateau français a été coulé par la marine turque, avec la complicité de navires trumpistes, aux confins de la mer Égée, dans les eaux territoriales grecques ? En cas de dérapage, quelle serait l’attitude de l’Allemagne, déjà très timorée, avec sur son territoire une importante population turque proche du parti islamiste AKP ?

Avec cette affaire de recherche d’hydrocarbures en Méditerranée, Erdogan rejoint le club des dictateurs qui cherchent à redéfinir à leur avantage, par le recours aux forces armées, le monde géopolitique : Poutine en Crimée ou Xi Jinping en mer de Chine. L’Europe marchande et hétéroclite a enfin reconnu, par la voix du vice-président de la Commission, Josep Borrell, ces logiques impériales la menaçant. La politique d’encouragement à la haine raciale de Trump lui permettra-t-elle de faire passer, lors des élections de novembre, au second plan la gestion calamiteuse de la Covid-19 ? S’il n’est pas réélu, Trump refusera-t-il de quitter la Maison-Blanche comme il l’a laissé à entendre à mi-voix, au point de susciter une amorce de guerre civile ? La résorption de la Biélorussie au sein de l’empire russe finira-t-elle par avoir raison de la résistance du peuple ? L’Agence Internationale de l’Énergie a annoncé un resserrement de l’offre pétrolière dès 2025. Un resserrement qui pourrait être plus sévère que prévu en raison de l’arrêt des investissements dus au coronavirus. Ce qui ne saurait améliorer l’état de tensions que connaissent les relations internationales. Etc.

Et sur la scène française, la situation n’est pas moins grosse d’événements délétères. La stratégie de gouvernement par le mensonge ne cesse de se confirmer. Récemment, l’écologie selon Jean Castex est apparue au grand jour : les préfets pourront continuer à déroger au droit de l’environnement en matière économique, comme a pu le faire remarquer Corinne Lepage ; les néonicotinoïdes pour la culture des betteraves sucrières et autres plantes ont été à nouveau autorisés, alors qu’il existe des alternatives ; etc. Les manifestations de la violence sur la voie publique semblent être montées d’un cran : une rave-party massive dans les Cévennes sans la moindre autorisation, mais s’imposant par le nombre ; et, surtout, une police poussée aux exactions répressives, alors même qu’une police républicaine, respectueuse des règles déontologiques, est une nécessité démocratique ; etc.

Examinons la montée en puissance tous azimuts, tant au plan individuel que politique et collectif, d'une forme particulière de crétinisme.

Autrement dit, alors que nous menacent diverses catastrophes écologiques et autres effondrements, jamais nous n’avons été dans des dispositions si peu propices non seulement à les anticiper, mais même à leur faire face. Les raisons de désespérance écologique, en dépit d’une conscience populaire montante, n’ont jamais été aussi lourdes. Examinons quelques-unes de ces raisons de désespérer. La première est la montée en puissance tous azimuts, tant au plan individuel que politique et collectif, d’une forme particulière de crétinisme. Je n’entends nullement par là un manque de QI, mais plus fondamentalement une affirmation inconditionnelle de la force brute, des désirs et autres intérêts, et partant le refus des médiations, des règles et de la loi, de toute forme de nuance et de considération de la complexité des situations.

Une attitude qui n’exclut évidemment ni le mensonge et la manipulation, ni le cynisme, ni même la bêtise crasse. De telles dispositions sont d’évidence contradictoires avec quelque souci écologique que ce soit, le déni écologique en est même un marqueur important. La chose est particulièrement évidente politiquement : pour Trump et Bolsonaro, la destruction environnementale est un axe politique majeur ; pour les autres figures politiques du crétinisme au sens évoqué – les Poutine, Xi Jinping, Erdogan, Orban, le Pis en Pologne, auparavant Salvini, par certains côtés les gouvernements Macron en France –, l’écologie est une question sans grande importance, sans constituer non plus une obsession négative.

Sur un plan individuel, les choses sont plus complexes en matière de relation à l’écologie. L’attitude que nous dénonçons peut en effet très bien s’accompagner d’une forme de souci écologique. L’étude de Philippe Moati sur les « Perspectives utopiques des Français » montre bien cette porosité entre les visions du futur, le souci sécuritaire pouvant par exemple recouvrer un authentique souci écologique. Il faut toutefois qu’il y ait une certaine forme de recoupement entre les formes individuelle et collective du crétinisme, sans quoi l’élection par des voies démocratiques de certains de ces dirigeants serait compréhensible.

L’affirmation brutale du Soi, qu’il soit individuel ou collectif, lequel collectif sert le plus souvent à servir en premier lieu les intérêts d’individus particuliers, s’oppose à toute forme d’attitude consistant à opter pour le point de vue du tiers, au-delà des parties en conflits, à savoir le point de vue du droit, de la morale, de l’intérêt général, de la raison, etc. ; d’où l’appellation de crétinisme. Une telle affirmation ne peut que déboucher sur la violence et l’injustice. Elle est dès lors contradictoire avec toute posture écologique sérieuse, qui appelle en outre une décentration par rapport à l’espèce humaine elle-même.

Ajoutons un trait supplémentaire, l’unilatéralisme. Selon ce point de vue, les riches seraient tous des salauds ou des génies, et réciproquement pour les classes populaires. Application classique, les flics sont tous des salauds. Même si certains le sont, et se voient même encouragés à l’être par les pouvoirs publics, il n’empêche qu’il n’est pas de société d’une certaine taille sans police. La logique identitaire participe d’un mécanisme analogue : le peuple X est bon, les autres mauvais, même s’il convient pour ce faire d’exclure une partie dudit peuple. Crétinisme à nouveau.

Une autre raison de désespérer relève de la puissance du déni. L’épreuve des faits ne conduit nullement à changer, mais au contraire débouche sur une réaffirmation forte du déni initial. J’ai longtemps cru qu’éprouver les dérèglements climatiques dans sa chair, par les sens, amènerait à Canossa les négationnistes. Ce changement perceptible depuis l’été 2018 a bien débouché sur un seuil de mobilisation climatique jamais connu, certes. Mais il conduit tout autant ceux qui s’étaient installés dans le déni à le redoubler. Il y a là probablement une conséquence de ce qu’on appelle la dissonance cognitive. Les propos d’un Luc Ferry sur les ondes disant qu’il a toujours fait chaud sont affligeants de crétinisme au premier degré. L’acharnement notamment des Bruckner, Onfray, Finkielkraut et autre Ferry contre Greta Thunberg, avec force insultes, suffirait à vous faire désespérer du genre humain. Répondre à l’angoisse de l’enfance face à un avenir largement compromis par une génération à laquelle on appartient n’est rien de moins qu’indécent.

Pour rester sur la même veine, le succès que confèrent aux complotistes de tous poils les réseaux sociaux, et plus généralement le numérique et la fragmentation de l’information qui en découle, est encore une cause fondamentale de désespérance. Si vous croyez par exemple que la Terre est plate et couverte d’un dôme de glace pour empêcher les océans de se dissiper dans l’espace, vous ne serez guère enclin à emboîter le pas au GIEC. Sinon la panique quasi immédiate est garantie. Les raisons de votre négationnisme climatique sont alors profondes. Il vous faut, comme dans le cas de Ferry et consorts évoqué plus haut, choisir entre le changement climatique et vos croyances, le platisme pour les uns, libéralisme économique et scientisme pour les autres.

Rappelons qu’un pays comme les États-Unis dénombre 16 % de platistes contre 9 % en France, selon une étudeFox-News est manifestement plus efficace que CNews et Valeurs actuelles. Évoquons encore l’actuel phénomène des anti-masques qui n’est pas sans liens non plus avec diverses thèses conspirationnistes. Je me contenterai de rappeler les résultats de l’enquête d’Antoine Bristielle : chez les anti-masques « 52 % des interrogés croient aux Illuminati (contre 27 % dans la population française), 56 % au « grand remplacement » (25 % dans la moyenne française) – rengaine de l’extrême droite selon laquelle une « population française traditionnelle », « de souche » disparaîtrait à la faveur de son « remplacement » par une autre, extra-européenne –, 52 % à un « complot sioniste » (22 % en France)… ». Certaines études montrent que les jeunes générations connaîtraient une baisse du QI de 0,33 point par an depuis 1975 (1975 – 1991), conséquence probable tant des pesticides que de l’addiction au numérique1. Décidément diverses formes de crétinisme nous guettent.

Je pourrais largement poursuivre cette énumération des raisons qui s’opposent à ce que nous prenions à bras le corps la hauteur des défis écologiques ; et ce dans les dix ans, après quoi nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer le pire. Est-ce à dire qu’il faille plier les bras et s’abstenir d’agir ? Certainement pas, et les raisons ne manquent pas non plus. L’histoire nous réserve des surprises et les plus désespérées des causes ne sont pas toujours perdues. Agir au nom d’une jeunesse désespérée mais combattante est un impératif moral de solidarité. Enfin, même si les raisons politiques d’agir demeurent faibles, le fondement moral de l’action reste quant à lui intact. Pour autant qu’une action morale ne doive pas être mue par l’attente d’un bénéfice, alors nous n’avons jamais été aussi fondés à nous battre pour contribuer à sauver le vivant sur Terre.

1 Voir Bernt Bratsberg et Ole Rogeberg, « Flynn effect and its reversal are both environmentally », PNAS, juin 2018.

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