Privilégier l’idée… ou le prêt-à-publier ? Paprika

On remarque qu’il est maintenant facile de créer son propre site Web et d’obtenir de la visibilité pour son entreprise, sans pour autant maîtriser la typographie ou tout autre aspect relié à la communication graphique. Dans cette foulée, la création d’identités offertes à des prix dérisoires suit la tendance déjà implantée dans la recherche de photographies et d’illustrations. Ces nouveaux services en ligne offrent du design prêt-à-publier, créant ainsi une certaine standardisation. On peut se demander s’il est encore pertinent d’investir une partie de nos budgets dans l’expertise d’un designer graphique. S’agit-il d’une menace pour la qualité du design, pouvant être perçu comme étant trop cher et trop long à produire ?

Selon Louis Gagnon, directeur de création chez Paprika, si le design devient plus accessible, il est maintenant essentiel pour toute entreprise d’être préoccupée par son identité ; sans elle, l’entreprise n’existe pas. « Le numérique a été une grosse révolution en photo, explique le concepteur, mais il a aussi donné la possibilité à tout un chacun d’explorer la photographie à moindres coûts. Un artiste peut ainsi avoir rapidement accès à divers modèles de gabarits de sites Web pour son portfolio, mais il y aura toujours place pour la création d’un portfolio bonifié et personnalisé. Les outils et gabarits offerts en ligne offrent de plus la visibilité nécessaire aux petites et micro-entreprises situées en région, qui sont souvent localisées loin des services de design. C’est un aspect non négligeable. »

Pour Frédéric Lépinay, professeur agrégé, directeur du baccalauréat en design graphique de l’École de design de l’Université Laval, cette solution peut être offerte par un designer à son client, s’il sait personnaliser à la fois le contenu et l’interface. Le client peut ensuite accéder au contenu et le transformer, mais c’est là que la situation se gâte parfois. C’est en constatant les obstacles lors d’une mise à jour que ce dernier revient frapper à la porte du designer pour demander de l’aide.

Home Société est un bel exemple de projet dont l’équipe de Paprika a contrôlé toutes les variantes de la marque : création du nom et de l’identité, direction photo, aménagement de l’espace, campagne de lancement de la marque avec ses multiples déclinaisons, Web et imprimés. Photos : Paprika

Marc Kandalaft, directeur de création chez RAP, apporte une nuance en ajoutant que ce problème a plusieurs facettes. Son sentiment à cet effet suggère que les sites Internet ne sont plus si importants, puisque les gens sont maintenant plus présents sur les applications ou ailleurs sur la toile. « Les besoins ont migré vers une recherche d’originalité sur le plan du contenu, plutôt que sur la forme, ajoute-t-il. En ce qui a trait à l’éventail des options offertes, il y a de la place pour tous, que ce soit un site magnifique, programmé selon les besoins du client, ou encore un gabarit qui corresponde au budget et au délai très serré d’un projet. Le média (dans ce cas-ci, le site Internet) demeure le véhicule. Il faut utiliser les ressources consciencieusement ; quant à moi, j’utilise personnellement les deux options, selon les besoins du mandat. L’important est de savoir si j’ai suffisamment compris les paramètres ainsi que le contexte d’un projet, afin de répondre à ses besoins, à savoir si je dois mettre davantage de budget sur la stratégie et la création ou sur le look final. »

Pour Benoit Giguère, directeur de création chez BrandBourg à Montréal, les gabarits de sites Web offerts en ligne sont bénéfiques, dans la mesure où ils ont été créés par des designers professionnels qui savent adapter les interfaces UX pour les rendre à la fois flexibles et accessibles. On doit ensuite choisir les bonnes images et les bons éléments visuels capables de servir le contenu de façon adéquate. « Cela enlève, bien sûr, du travail à une certaine catégorie de designers, mais ne touchent pas vraiment ceux qui travaillent en amont, en tant que stratèges. Par contre, si l’on parle d’identité d’entreprise (de logos), il y a là un risque de banalisation, car on biffe le rôle du designer qui crée ces systèmes identitaires. En donnant la priorité aux outils et aux gabarits, on demeure uniquement dans un processus d’exécution. Si une idée se matérialise dans un projet mal pensé, il ne peut pas être exécuté avec succès. Il faut donc sortir des limites du gabarit pour aller plus loin, car rien ne va remplacer la créativité humaine, même pas l’intelligence artificielle. »

Dans le dossier de l’École de technologie supérieure de Montréal, l’objectif du mandat visait, selon Benoit Giguère, à créer « plus qu’un jeu typographique, mais surtout un ajout de sens ». Création : BrandBourg – Photo : BrandBourg

Pour M. Lépinay, en plus d’être inadéquates et difficilement transformables, ces identités possèdent souvent des lacunes qui pourront engendrer des erreurs durant leur utilisation. De plus, elles n’offrent aucun suivi par les designers et le manque d’exclusivité cause aussi certains problèmes, tout spécialement pour tout ce qui entoure les composantes typographiques. « À titre d’exemple, j’ai constaté que trois restaurants différents se sont retrouvés avec la même base graphique pour leur signature, et ce, dans la même ville. On doit également se rappeler que l’image de marque va bien au-delà du logotype et qu’elle doit se diversifier et évoluer pour s’appliquer, par exemple, à l’emballage ou à tout autre territoire graphique.

Dans la même foulée, les gabarits de mise en pages (template) offerts en ligne et les outils de publication numérique permettant la création d’albums photos ou de livrets s’adressent davantage aux gens qui ont beaucoup de temps sans avoir de connaissances en design. Il est important de comprendre que la somme d’énergie à investir pour créer des documents ayant un minimum d’esthétique et de lisibilité devient rapidement considérable. Donc, ce qui semblait à première vue une économie devient dans la majorité des cas un vrai casse-tête.

Pour sa part, Marc Kandalaft nous fait remarquer que « les identités étaient conçues dans les années 1970 sur une base plutôt simple, avec un logo, quelques codes typographiques et palettes de couleurs que l’on répétait sans arrêt dans le même système. Les temps ont changé et l’on doit maintenant avoir une base stratégique forte et stable, alors que la forme doit pouvoir s’adapter aux nouveaux besoins, tout en restant fidèle au socle de la marque. On doit donc constamment innover pour donner vie à des identités de plus en plus sophistiquées et en constante mutation. Ces bases pérennes doivent donc être très précises et bien ciblées, afin de permettre davantage de flexibilité et d’adaptation à divers usages et tendances ».

Mais qu’en est-il alors pour les domaines de l’enseignement du design ? Est-il préférable de contrôler, voire interdire, aux étudiants l’accès à ces outils en ligne ?

En plus d’exercer sa pratique professionnelle, Louis Gagnon est chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Selon lui, l’accessibilité est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour l’apprentissage de la profession. L’étudiant a accès à tout, ce qui peut faire obstacle à sa spontanéité et au développement d’une certaine confiance en soi. Il doit développer son habileté à faire la différence entre l’école et les réalités du marché du travail. Les références en ligne proposent du matériel de haut calibre, dont on ne voit que le produit final. Il est parfois difficile pour un novice de mesurer les efforts mis en œuvre.

« Un autre phénomène qui crée une certaine standardisation, ajoute-t-il, est celui de l’utilisation de plus en plus facile de gabarits mockup permettant d’insérer sa propre création à une image déjà mise en contexte. Il devient ainsi facile de trouver la présentation idéale pour une identité visuelle intégrée à une carte professionnelle, une bannière ou encore un logo mis en relief sur un mur de béton. Par contre, cette méthode reste à éviter pour bâtir le portfolio d’un étudiant qui gradue, car ce dernier camoufle le potentiel créatif de son travail par des modèles déjà tout faits. »

 « Ce qui m’impressionne, depuis que je pratique cette profession, c’est qu’il y a eu une évolution permettant à notre intervention de devenir tellement plus large, ouvrant la place à l’innovation et l’exploration. Pourtant, il existe bien un mouvement de balancier, de contrepoids qui nous fait revenir à la source. Je remarque un changement dans la façon de faire ; l’ordinateur n’est pas une fin en soi. Il laisse la place au retour de techniques telles que la sérigraphie ou le design de caractères faits main. Cette tendance à intégrer l’ordinateur, parmi les autres outils et médias, permet de nous amener ailleurs. »

On peut donc conclure que l’ordinateur et Internet ne sont plus nécessairement perçus comme étant des fins en soi et que l’humain, désireux de toujours aller vers plus, recherche sans cesse l’originalité et la perfection. Alors, est-il encore pertinent d’établir une tendance dominante, caractéristique de notre époque, ou bien sommes-nous passés à une ère de communication instantanée et éphémère ?

« Je crois qu’il y a toujours place pour un design conscient et représentatif de son époque, mentionne Benoit Giguère, qui est aussi président de la Société des designers graphiques du Québec, s’il se définit par une pensée solide et structurée. Les enjeux et les besoins ont changé au fil des décennies et chaque projet évolue pour s’adapter à un nouveau contexte. Aujourd’hui, il faut fonctionner avec le numérique, car on s’exprime davantage via le motion design et le design interactif, puisque les écrans partagent dorénavant l’espace public et se trouvent à portée de main. »

Broadsign est un leader mondial en gestion d’affichage numérique. L’objectif du mandat était de mettre de l’avant le bénéfice client plutôt que les caractéristiques techniques du produit. Création BrandBourg – Photos : Martin Tremblay

M. Lépinay indique qu'à l’instar de l’école du Bauhaus qui a su ajouter une certaine fonctionnalité au design sous toutes ses formes, la tendance d’aujourd’hui va vers une épuration des interfaces et des surfaces. Selon lui, les sites Web sont devenus des outils optimisés pour les utilisateurs, mais également pour les entreprises qui s’en servent pour recueillir un paquet de données sur leurs clientèles et sur leurs propres produits et services. Le design numérique est plus qu’une simple connaissance de l’esthétique de la page-écran et demande aujourd’hui des connaissances très diversifiées. « On doit particulièrement observer le développement de technologies, précise-t-il, telles que la réalité augmentée et le croisement des médias permettant d’optimiser l’expérience de l’usager. On peut déjà utiliser notre cellulaire et lire le code imprimé sur une brochure ou un journal, afin d’en percevoir ces nouvelles dimensions. »

Selon Benoit Giguère, les outils sont de fait un faux problème. « C’est à notre profession de faire la part des choses et, en ce moment, la réalité qui menace les professionnels de l’industrie du design est davantage le manque de classification des compétences. À titre d’exemple, les niveaux de compétence sont très différents, si l’on compare ceux d’un designer qui sort de l’école après deux ans et ceux d’une personne qui possède un doctorat. En abaissant les standards, on a accepté n’importe qui dans notre profession. Il faut l’encadrer davantage en se donnant des outils et des paramètres solides, par exemple en adhérant aux associations et aux organisations professionnelles qui appliquent des normes et une éthique, afin d’établir une reconnaissance du titre de leurs membres, tel que celui de designer graphique agréé. »

Marc Kandalaft s’intéresse à cette question identitaire depuis longtemps, et ce, sans jugement de valeur.   « Je crois au principe qu’il faut être de son temps et qu’il faut savoir s’adapter aux changements, souvent rapides. Mon approche, tant dans ma pratique professionnelle que dans ma vie de tous les jours, implique de comprendre le comment et le pourquoi des choses, afin d’agir de la meilleure façon en regard d’une situation, d’une problématique, d’un contexte, etc. Il n’y a pas de dogme à avoir sur le sujet. Il peut y avoir plusieurs vérités. »

On peut conclure que nous sommes témoins, pour la première fois dans l’histoire, de changements aussi rapides que fréquents où coexistent plusieurs tendances qui s’absorbent, s’influencent et s’entrechoquent. Il est donc difficile de porter un regard vers un avenir qui s’avère tout aussi imprévisible que fascinant.


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