Mais qu’en est-il alors pour les domaines de l’enseignement du design ? Est-il préférable de contrôler, voire interdire, aux étudiants l’accès à ces outils en ligne ?
En plus d’exercer sa pratique professionnelle, Louis Gagnon est chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Selon lui, l’accessibilité est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour l’apprentissage de la profession. L’étudiant a accès à tout, ce qui peut faire obstacle à sa spontanéité et au développement d’une certaine confiance en soi. Il doit développer son habileté à faire la différence entre l’école et les réalités du marché du travail. Les références en ligne proposent du matériel de haut calibre, dont on ne voit que le produit final. Il est parfois difficile pour un novice de mesurer les efforts mis en œuvre.
« Un autre phénomène qui crée une certaine standardisation, ajoute-t-il, est celui de l’utilisation de plus en plus facile de gabarits mockup permettant d’insérer sa propre création à une image déjà mise en contexte. Il devient ainsi facile de trouver la présentation idéale pour une identité visuelle intégrée à une carte professionnelle, une bannière ou encore un logo mis en relief sur un mur de béton. Par contre, cette méthode reste à éviter pour bâtir le portfolio d’un étudiant qui gradue, car ce dernier camoufle le potentiel créatif de son travail par des modèles déjà tout faits. »
« Ce qui m’impressionne, depuis que je pratique cette profession, c’est qu’il y a eu une évolution permettant à notre intervention de devenir tellement plus large, ouvrant la place à l’innovation et l’exploration. Pourtant, il existe bien un mouvement de balancier, de contrepoids qui nous fait revenir à la source. Je remarque un changement dans la façon de faire ; l’ordinateur n’est pas une fin en soi. Il laisse la place au retour de techniques telles que la sérigraphie ou le design de caractères faits main. Cette tendance à intégrer l’ordinateur, parmi les autres outils et médias, permet de nous amener ailleurs. »
On peut donc conclure que l’ordinateur et Internet ne sont plus nécessairement perçus comme étant des fins en soi et que l’humain, désireux de toujours aller vers plus, recherche sans cesse l’originalité et la perfection. Alors, est-il encore pertinent d’établir une tendance dominante, caractéristique de notre époque, ou bien sommes-nous passés à une ère de communication instantanée et éphémère ?
« Je crois qu’il y a toujours place pour un design conscient et représentatif de son époque, mentionne Benoit Giguère, qui est aussi président de la Société des designers graphiques du Québec, s’il se définit par une pensée solide et structurée. Les enjeux et les besoins ont changé au fil des décennies et chaque projet évolue pour s’adapter à un nouveau contexte. Aujourd’hui, il faut fonctionner avec le numérique, car on s’exprime davantage via le motion design et le design interactif, puisque les écrans partagent dorénavant l’espace public et se trouvent à portée de main. »
Broadsign est un leader mondial en gestion d’affichage numérique. L’objectif du mandat était de mettre de l’avant le bénéfice client plutôt que les caractéristiques techniques du produit. Création BrandBourg – Photos : Martin Tremblay
M. Lépinay indique qu'à l’instar de l’école du Bauhaus qui a su ajouter une certaine fonctionnalité au design sous toutes ses formes, la tendance d’aujourd’hui va vers une épuration des interfaces et des surfaces. Selon lui, les sites Web sont devenus des outils optimisés pour les utilisateurs, mais également pour les entreprises qui s’en servent pour recueillir un paquet de données sur leurs clientèles et sur leurs propres produits et services. Le design numérique est plus qu’une simple connaissance de l’esthétique de la page-écran et demande aujourd’hui des connaissances très diversifiées. « On doit particulièrement observer le développement de technologies, précise-t-il, telles que la réalité augmentée et le croisement des médias permettant d’optimiser l’expérience de l’usager. On peut déjà utiliser notre cellulaire et lire le code imprimé sur une brochure ou un journal, afin d’en percevoir ces nouvelles dimensions. »
Selon Benoit Giguère, les outils sont de fait un faux problème. « C’est à notre profession de faire la part des choses et, en ce moment, la réalité qui menace les professionnels de l’industrie du design est davantage le manque de classification des compétences. À titre d’exemple, les niveaux de compétence sont très différents, si l’on compare ceux d’un designer qui sort de l’école après deux ans et ceux d’une personne qui possède un doctorat. En abaissant les standards, on a accepté n’importe qui dans notre profession. Il faut l’encadrer davantage en se donnant des outils et des paramètres solides, par exemple en adhérant aux associations et aux organisations professionnelles qui appliquent des normes et une éthique, afin d’établir une reconnaissance du titre de leurs membres, tel que celui de designer graphique agréé. »
Marc Kandalaft s’intéresse à cette question identitaire depuis longtemps, et ce, sans jugement de valeur. « Je crois au principe qu’il faut être de son temps et qu’il faut savoir s’adapter aux changements, souvent rapides. Mon approche, tant dans ma pratique professionnelle que dans ma vie de tous les jours, implique de comprendre le comment et le pourquoi des choses, afin d’agir de la meilleure façon en regard d’une situation, d’une problématique, d’un contexte, etc. Il n’y a pas de dogme à avoir sur le sujet. Il peut y avoir plusieurs vérités. »
On peut conclure que nous sommes témoins, pour la première fois dans l’histoire, de changements aussi rapides que fréquents où coexistent plusieurs tendances qui s’absorbent, s’influencent et s’entrechoquent. Il est donc difficile de porter un regard vers un avenir qui s’avère tout aussi imprévisible que fascinant.