Technopôle Angus – Un je-ne-sais-quoi d’invisible Ædifica

Marie Dallaire a rencontré Christian Yaccarini. Son portrait de l’homme, de l’histoire du lieu, des réalisations insérées dans ce tissu urbain imaginatif est révélateur.

Au bout des vingt-cinq ans qui se profilent derrière lui, le Technopôle Angus est porté par une lumière qui nous le rend à la fois familier et lointain. Chaque matin, les commerces s’animent et les ruelles pullulent ; même les abeilles à miel se remettent à l’ouvrage. Le quartier s’éveille, accolé à un passé industriel à la présence palpable tout autant qu’à une vision futuriste de la vie urbaine. Le paysage nous élève. On a envie de s’y amarrer. 

Pour cet article, j’ai eu le privilège de m’entretenir avec Christian Yaccarini, président et chef de la direction de la Société de développement Angus. La salle où nous nous sommes réunis ressemble à un bloc de verre flottant au-dessus du hall d’entrée du Locoshop. Plus d’une fois, j’ai cru apercevoir le regard de mon interlocuteur déborder l’espace et se perdre bien au-delà du panorama visible de la fenêtre. Le monde est ailleurs et sans doute est-ce là qu’il pose les yeux à présent. Il faut un « après Angus » pour que jamais le Technopôle ne cesse d’avoir un sens…

« L’après Angus » soulève la question des savoir-faire développés au fil du temps. Quels liens tisser entre les opérations qui se sont déroulées en arrière de la scène, les individus qui ont pris part aux décisions et la qualité du résultat ? Y a-t-il une recette Angus ? Une routine transférable à d’autres mains ? Applicable ailleurs ? C’est à ces mécanismes plus qu’aux résultats eux-mêmes que je m’intéresserai ici. Angus n’est pas la somme de ses immeubles. Il exprime une construction sociale dont les processus de conception paraissent complexes, et l’eff­ort pour y arriver tenace.

L’histoire des Shops Angus

L’écu arborant un castor et une feuille d’érable, pendant longtemps reproduit sur les wagons du Canadian Pacific Railway (CP), n’est pas sans rappeler que la construction du chemin de fer est intimement liée à l’histoire de Montréal et du Canada. C’est en effet sur la promesse d’être reliées au Québec et à l’Ontario grâce au parachèvement de la voie ferrée que les provinces de l’Est et de l’Ouest intégrèrent la Confédération canadienne, avec l’impact que cela laissait présager aux plans démographique et économique. Des hommes d’affaires ayant fait fortune dans le commerce du bois et de la fourrure s’unirent en 1880 pour former un consortium. L’année suivante, la Canadian Pacific Railway Company fut constituée en société. La construction du chemin de fer pouvait enfin commencer.

 

Au tournant des années 1900, le CP choisit Montréal pour l’installation de ses usines de fabrication et de réparation de matériel ferroviaire, une plaque tournante du commerce et de l’immigration. Connues sous le nom de Shops Angus, les usines se déploient sur un site de cinq hectares. Durant la Seconde Guerre mondiale, au plus fort de leurs activités, elles emploient jusqu’à 12 000 travailleurs installés sur les lotissements des futurs quartiers Hochelaga et Rosemont. À partir des années 1950, l’essor du transport routier et aérien amène le CP à réduire progressivement ses activités aux Ateliers Angus. Leur fermeture définitive survient en 1992, laissant près d’un millier de travailleurs à la rue.

Le chantier de l’écriture

La fermeture des Shops Angus entraîne la disparition d’un dédale d’édifices. Figurant au sommet des structures industrielles les plus grandes d’Amérique, c’est presque une ville entière « avec ses cafétérias, son école, son centre de loisirs, son terrain de football, sa bibliothèque, son hôpital, son service de police et d’incendie1 », qui disparaît sous le pic des démolisseurs. Pour et au nom des familles du quartier, un petit groupe communautaire2 projette de reprendre et de requalifier le site afin d’en conserver le caractère industriel. Christian Yaccarini, l’actuel président et chef de la direction de la Société de développement Angus (SDA) à la barre du projet depuis le tout début, insiste sur un point : « Cette fermeture, c’était “historique”. Le terrain avait une valeur symbolique. C’était l’industrie fondatrice du quartier Rosemont. Le seul bâtiment encore debout, le “Locoshop”, était celui où on assemblait les locomotives. Il fallait le préserver et travailler en continuité avec l’esprit du lieu. Il fallait raconter l’histoire des Shops et documenter ce qu’on y ferait3. »

« L’histoire des Shops Angus permet de voir toute la société autour et l’évolution des idées, car tout est pris comme dans un pain. » – Serge Bouchard

« Raconter l’histoire des Shops et documenter ce qu’on y ferait… » La SDA confie le chantier de l’écriture au rédacteur et recherchiste Gaétan Nadeau. Un premier tome4 couvre la période allant de 1885 à 1992 ; il présente l’histoire des Ateliers Angus, de leur création jusqu’à leur fermeture, dans le contexte des idées qui prévaut à l’époque. Le second tome5 s’étend sur la période de 1992 à 2020 ; l’histoire de la requalification par la SDA du terrain laissé en friche par le CP en est l’objet : naissance de la SDA, étapes charnières, grandes réalisations…Tous ses échecs, paris, bons coups y sont rigoureusement consignés. Sous la plume de l’auteur, le quartier se reconstruit pierre par pierre et retrouve une vie. Les défis posés par la revitalisation durable du territoire, l’économie locale, les inégalités sociales sont relatés. Autant d’objectifs dans le viseur de la SDA qui seront pris de front par ses principaux acteurs. Le projet ne manque pas d’audace. L’impact positif à l’échelle de la communauté est aussi abondamment documenté. L’identité du quartier dans sa dimension humaine ; les sillons creusés par la SDA pour dessiner la ville du futur…, tout y est. La personnalité et la trajectoire du Technopôle Angus occupent l’avant-scène.

Angus Tome 1 et 2

 

À propos de ses livres, Gaétan Nadeau tient ces propos : « La nécessité de doter le projet d’un discours centré sur l’histoire était indiscutable pour Christian. Ce dernier possède une vision culturelle et historique du monde. Sa capacité de se projeter dans des discours convaincants, il pige ça dans l’histoire. La fermeture des Shops, c’était une grande disparition qu’il fallait documenter. Ce mécanisme allait donner à Angus son argumentaire et sa légitimité. Il n’y a pas un bout de trottoir sans histoire à Angus6. » 

Aux yeux du principal intéressé, les ouvrages de Nadeau peuvent servir à ceux et celles qui prendront la relève sur Angus ou ailleurs. « Il y a dans les livres de Gaétan matière à inspirer toutes les municipalités aux prises avec une pénurie de logements, les ravages de la crise climatique ou encore un “legs négatif” en matière d’aménagement du territoire. Angus, c’est parti d’une crise de l’emploi. Aujourd’hui, c’est le logement et l’impact des changements climatiques le problème. Tout est possible pour régler ça. Pour Angus, on est parti de rien. »

« Comme toute construction humaine, le quartier Angus répond à des visions idéologiques. Il suffit de comparer sa partie est, développée par le CP, et sa partie ouest, sous le contrôle de la SDA, pour voir de quoi il s’agit. Deux mondes se côtoient. » – Gaétan Nadeau 

Les leçons d’Angus

Christian Yaccarini résume le succès du Technopôle à « 20 personnes qui travaillent très fort ». La réalité, on s’en doute, est plus complexe. Depuis ses débuts, la SDA a choisi de servir une mission axée sur « la fonction sociale de la propriété et du territoire7 ». Le créneau de l’économie sociale appliqué au développement durable du territoire a attiré l’attention de quelques chercheurs affiliés au Département de sociologie de l’UQAM, dont Jean-Marc Fontan et Juan-Luis Klein.

Le professeur émérite Benoît Lévesque est également l’un d’entre eux. Très tôt, il incite ses étudiants à se déplacer sur le terrain afin d’observer la jeune organisation en pleine action. Ce dernier décrit l’intérêt des recherches-actions menées auprès de la SDA depuis les années 1990. « Réaliser une recherche-action, c’est un travail patient qui s’inscrit dans des relations de longue durée. Le terrain, c’est notre laboratoire. L’observation et l’analyse des actions de la SDA en contexte d’économie sociale ont permis de renouveler la compréhension de ce champ d’études appliqué cette fois au développement urbain durable. Rien de tel n’avait encore été tenté au Québec. Devant chaque problème, chaque défi rencontré, les acteurs de la SDA ont dû puiser à même un réservoir de connaissances “tacites” pour trouver des solutions appropriées. Nous avons mis ces connaissances en lumière, nous les avons décrites et conceptualisées afin de pouvoir ensuite les diffuser. Dans ce sens, nous avons appris autant des acteurs de terrain, que les acteurs de terrain des chercheurs8. »

Angus avant, années 1990 – Source : Société de développement Angus

 

Le travail institutionnel 

Les recherches menées auprès de la SDA ont montré que ses réalisations ne ressemblent à rien de ce qui se fait habituellement dans le secteur de la construction. En plaçant les enjeux de la communauté au cœur de ses considérations, non seulement l’entreprise s’est montrée innovante, mais elle a réussi là où plusieurs échouent, c’est-à-dire qu’elle a su conserver son ADN, évitant le piège de l’isomorphisme institutionnel. Pour Benoît Lévesque, ce succès s’explique par un travail constant consacré à la justification du projet, à ses valeurs et à sa régulation, trois « piliers » qui constituent la base de ce que ce dernier appelle le « travail institutionnel ».

Justification

Au départ, c’est grâce à un travail de justification que Christian Yaccarini a su persuader Louis Roquet, Bernard Lamarre, Michel Hébert et Léopold Beaulieu d’engager leur crédibilité au sein du premier conseil d’administration de la SDA. Il n’a ménagé aucun effort pour démontrer la faisabilité d’un projet de parc industriel afin de pallier la fermeture des Ateliers. Il fallait en justifier la pertinence, trouver les fonds nécessaires à l’achat du terrain, mobiliser les ressources professionnelles, obtenir un soutien politique… Ce travail de réflexion n’a jamais cessé depuis. Il a permis de construire par le discours les arguments susceptibles de convaincre d’autres partenaires de même que les gens du quartier d’adhérer à une vision commune. Il a nourri les consultations et les débats publics. La capacité des acteurs de la SDA d’influencer leur environnement institutionnel relève en grande partie de ce travail de mise à jour de l’argumentaire.

Valeurs 

En faisant sien le modèle de l’économie sociale, la SDA a affiché dès le début ses couleurs : primauté des besoins de la collectivité, gouvernance participative, refus de l’économie à tout prix… Ces principes sont révélateurs des valeurs institutionnelles inscrites dans la Déclaration de la Fiducie d’utilité sociale Angus comme dans la pierre. L’utilité sociale comme modèle juridique d’intervention territoriale, la concertation, l’entraide, le partage des ressources comme manière d’être au sein de la communauté, l’innovation, le développement durable, les standards de qualité sont quelques-unes des valeurs encapsulées dans cette déclaration fondatrice9. Longuement mûries, reprises et reformulées, elles servent de cadre de référence à tous les employés et collaborateurs. La SDA nous a habitués à des discours réfléchis, pédagogiques et humains par l’entremise de son principal porte-parole Christian Yaccarini. Sa formation en sciences politiques et une expérience en animation sociale l’y ont sans doute prédisposé. Doté d’une verve truculente, d’une grande sensibilité et de beaucoup d’empathie, ce dernier poursuit sans relâche ses efforts de sensibilisation et d’éducation sur la raison d’être de chaque projet et sur la façon dont ils sont menés à terme. Ici, les valeurs qu’on décèle en toile de fond des discours et des entretiens servent d’ancrages aux fins poursuivies. « Le message importe, insiste Christian Yaccarini. Les discours sont là pour rappeler le sens social de ce qu’on fait. »

Régulation

Pour que les projets aboutissent et que la SDA puisse fonctionner, la diffusion des justifications et des valeurs auprès du personnel et des partenaires doit se réaliser de manière soutenue. C’est dans les limites de ce cadre, reconnu par tous, que s’édictent les règles, normes et façons de faire. C’est un système d’interactions permanentes bien rodé, où les rapports se régulent et où l’identité se construit. Benoît Lévesque est d’avis que la structure corporative dont s’est doté le Groupe Angus illustre bien le processus de régulation : dorénavant, grâce à la création de la Fiducie d’utilité sociale Angus, « […] la Société de développement Angus (SDA) se consacrera aux opérations, la Société du patrimoine Angus (SPA) s’occupera des orientations alors que la Fiducie Angus aura pour rôle de veiller sur l’ensemble des biens immobiliers de la SDA et de s’assurer de leur préservation en les excluant du marché et de la spéculation. Échelonné sur quatre ou cinq ans, ce travail de formalisation a demandé beaucoup de rigueur et de patience. »

Les raisons de la constitution d’un patrimoine foncier collectif perpétuel et inaliénable par la Fiducie ainsi que les valeurs et principes qui lui ont servi de guide sont consignés dans la Déclaration des membres de la Fiducie d’utilité sociale Angus. Le tout vise à assurer la protection à perpétuité du patrimoine créé par la SDA.

Depuis vingt-cinq ans, la SDA fonctionne par processus ouverts et transparents, en interpellant la collectivité lorsqu’elle clôt un chapitre ou en entame un nouveau. Un pari risqué où personne ne peut prédire si le résultat correspondra à l’intention de départ. Et pourtant, cette audace couplée à un argumentaire étoffé, des valeurs réfléchies et un travail de régulation éprouvé ont permis à l’organisation d’acquérir une stature institutionnelle solidement enracinée.

Terrasse animée – Source : Société de développement Angus

 

L’acteur-réseau et son écosystème

Lorsqu’il raconte comment tout a commencé, Christian Yaccarini le répète à qui veut bien l’entendre : « Je ne connaissais rien. J’ai simplement réuni des gens avec le cœur à la bonne place et une bonne tête. » Réunir des collaborateurs, maintenir leur engagement, « garder toujours visible et compréhensible le sens de l’action10 », c’est la définition même d’un acteur-réseau et, pour Benoît Lévesque, c’est l’une des grandes contributions de Christian Yaccarini.

« Dans le cas d’un acteur-réseau, précise-t-il, c’est moins la chose qui est faite qui compte, que la capacité de réunir toutes les personnes et les ressources nécessaires à un projet, qu’un individu seul ne pourrait réaliser. Ça traduit l’idée que l’acteur lui-même est un réseau. Dans un sens, Christian a créé un “écosystème”, c’est-à-dire un système formé de systèmes : il a réuni des acteurs financiers, des experts en ingénierie, des organisations comme la Caisse d’économie solidaire Desjardins et Fondaction, des dizaines d’architectes, des professionnels engagés ; il a favorisé l’interdisciplinarité. Cette interdépendance avec d’autres organisations et des individus qui comprennent et défendent les projets de la SDA, c’est quelque chose de moins visible ; pourtant, cela constitue la force du Groupe Angus. »

Benoît Lévesque précise que, pour lui, Christian Yaccarini n’est pas un entrepreneur ordinaire. Doué pour la réflexion, il possède aussi des capacités politiques exceptionnelles. Sa facilité à interagir avec les autres s’avère utile, entre autres, pour s’adjoindre de nouveaux talents. « C’est tout un travail qu’il a réussi à faire que d’aller chercher des gens aussi doués et de les convaincre de prendre part aux projets. Cela dépasse les seules relations marchandes et contractuelles. » L’acteur-réseau, c’est le Groupe Angus lui-même, fort des liens d’interdépendance qui l’unissent à son environnement d’acteurs. L’écosystème ainsi formé prend tout son sens ici. Rien n’existerait sans lui. Les réalisations du Groupe Angus relèvent d’un travail collectif dont le succès est partagé. Or, le mérite de susciter autant de collaboration revient d’abord et avant tout à son chef de la direction.

De la niche au transfert

L’industrie de la construction se présente comme un secteur d’activités régulé par un ensemble de prescriptions sectorielles ou étatiques complexes ainsi que par des montages financiers imposants. On le dit « verrouillé » tant il est difficile à pénétrer. Pourtant, la SDA a tiré son épingle du jeu face à ce marché concurrentiel qui convoite la moindre parcelle de terrain. Les promoteurs traditionnels n’ont ni l’intérêt ni le temps pour la décontamination, la préservation du patrimoine, l’employabilité, les aménagements durables, la performance écologique, la vie de quartier, avec en boni des groupes de citoyens sur le dos. Or, en misant sur des objectifs si contraignants et sur l’économie sociale comme vecteur d’action, la SDA s’est créé une « niche », c’est-à-dire un segment de marché bien à elle, fondé sur un écosystème qui lui est propre, mettant ses activités et projets divers à l’abri de la concurrence. « On a mis au point une façon de redévelopper des zones sinistrées dans des contextes très difficiles où un opérateur immobilier privé ne veut tout simplement pas s’embarquer11. » 

Le Technopôle Angus s’est progressivement imposé comme « laboratoire grandeur nature de développement urbain durable et d’innovation sociale12 », écrit Benoît Lévesque. Des sensibilités se sont unies, des visions se sont échafaudées, les expérimentations lancées se sont avérées viables. Aujourd’hui, ce nouveau quartier montréalais compte 331 unités d’habitation (unités en copropriétés, logements sociaux, logements étudiants), un pôle commercial, un parc d’entreprises, deux CPE, un centre d’autisme ainsi que de nombreuses entreprises d’économie sociale et organismes communautaires. Il comporte un grand nombre d’innovations sociales. Au-delà de 3 000 personnes y travaillent quotidiennement. « La Société de développement Angus (SDA) a […] dessiné un projet aujourd’hui reconnu comme le plus remarquable au Québec dans le domaine du développement urbain durable13. »

Le pouvoir de transformation

Il fait bon vivre et travailler au Technopôle Angus, un quartier qui, depuis 2019, figure au nombre des 50 projets retenus par l’UQAM pour son impact à transformer la société québécoise14. Maintes délégations venues de l’étranger ont pu mesurer les retombées positives de ce concept qui relève de l’économie sociale appliquée à une gestion participative du territoire par le truchement d’un acteur-réseau particulièrement talentueux15. Rappelons aussi que le « Technopôle a été présenté à l’ONU à titre d’exemple d’une initiative innovante ayant démontré une excellente capacité de revitalisation et d’inclusion en milieu urbain16 ». 

La SDA a transformé le paysage urbain. D’autres promoteurs devraient à leur tour s’associer à des experts pour réinventer la ville. Privilégier la qualité du bâti, la mixité des usages, les services de proximité, les aménagements innovants et durables, l’implication citoyenne rend un projet immobilier assurément plus complexe à réaliser qu’une simple zone résidentielle. Cependant, comme le titre le journal Le Monde, « [c]onstruire autrement la ville de demain », c’est opter pour une programmation mixte et durable, l’idée étant de « créer un lieu vivant en phase avec un retour de certaines valeurs profondes telles que la vie de quartier17 ».

L’approche développée par la SDA a déjà été mise à contribution à l’extérieur du Technopôle : on parle ici de la construction du 2-22 Sainte-Catherine (2012), du Carré Saint-Laurent (2019) et, bien que plus modestes, des projets de refonte de l’édifice du théâtre La Licorne (2011) et de relocalisation de La Maison d’Haïti (2016)18. Les démarches et innovations techniques, économiques ou sociales mises de l’avant par le Groupe Angus sont donc transférables : « Quand une niche est intéressante et qu’elle prend de l’expansion, elle peut être imitée », nous dit Benoît Lévesque, ajoutant que celle d’Angus a même le potentiel de changer le système de valeurs et de normes actuel à la base des cursus et des instances décisionnelles.

Marché public – Source : Société de développement Angus

 

Le pari de l’Est

Le 16 décembre 2022, dans la salle de conférence qui porte aujourd’hui son nom, Louis Roquet s’adresse aux fondateurs et premiers membres du conseil de la Fiducie Angus à partir de son lit d’hôpital. Le moment est solennel. Le président du conseil d’administration de la SDA, dont l’image est projetée sur grand écran, s’apprête à lire la Déclaration de principes et d’intentions associée à la constitution de la Fiducie d’utilité sociale. En posant ce geste alors qu’il se sait mourant, ce dernier scelle de manière définitive la mission de la Fiducie de servir la fonction sociale de la propriété et du territoire de même que l’engagement de ses membres à œuvrer en tout temps pour l’intérêt supérieur de la collectivité19. Sur une note plus personnelle, son geste vient cimenter vingt-huit ans d’efforts, de combats et d’amitié. Les acteurs vieillissent. Le décès des collaborateurs est une perte pour la SDA, mais surtout pour son PDG : « C’est dur de les voir partir. J’ai fait Angus avec eux. »

Christian Yaccarini s’affaire à préparer la relève ; il travaille actuellement sur l’après Technopôle. « Ce qui est visé à court et moyen terme, c’est de requalifier des sites dévitalisés de l’est de Montréal. Dans le Vieux-Pointe-aux-Trembles, Montréal-Nord et le quartier Saint-Michel, on a déjà identifié des endroits où une démarche de revitalisation pourrait se faire. Ma plus grande fierté serait de constater que dans dix ans, la SDA fait des projets dans Montréal-Nord ou ailleurs. » Sur l’initiative de la SDA, plusieurs acteurs socio-économiques se sont regroupés sous la bannière de l’Alliance pour l’Est de Montréal. L’objectif est d’impliquer la communauté afin qu’elle se donne une vision commune d’un développement urbain aligné sur les enjeux sociaux et écologiques. Déjà, la SDA rayonne. Ici, de l’avis de Benoît Lévesque, « le Technopôle cesse d’être une niche pour devenir un prototype qui peut être utilisé pour requalifier une friche, revitaliser le “centre-ville” d’un quartier ou créer une zone d’innovation ancrée dans le territoire20 ». Ce dépassement du Technopôle Angus, avec pour résultat envisagé celui d’une transformation de l’est de Montréal, permet d’imaginer un changement de paradigme en matière de construction et d’aménagement du territoire, et d’entrevoir la façon de créer la ville de demain.

Un portrait magique

Un matin comme les autres. Sonia Gagné, architecte chez Provencher_Roy, se rend au 2600 rue William-Tremblay, pour une réunion. En chemin, son attention est captée par la mixité de l’architecture, les espaces verdoyants, la multitude de gens qui circulent à pied. Un autobus passe. Quelques personnes se déplacent à vélo. « Le matin, c’est très dynamique ici parce que c’est bien planifié : véhicules, vélos, poussettes, tout est là en même temps. Le portrait est magique21. » Pour elle, un projet immobilier ne se limite pas au seul bâtiment ; il doit accorder autant d’importance à l’environnement, à l’expérience du visiteur et son sentiment de bien-être qu’à l’aspect visuel. Cette vision de la firme qu’elle représente s’accorde à celle de la SDA et de son chef de la direction. Ce dernier a fait des professionnels de l’architecture de véritables associés à qui il demande de s’investir partout où il le fait lui-même. En avance de dix ans sur ses projets, « il voit plus grand avec ses professionnels22 ». Sonia Gagné va plus loin : « Christian a cette capacité, cette force de sortir du cadre professionnel. Il apprécie ce que les gens lui donnent, il est généreux. Il fait d’un lieu mal-aimé un lieu prisé, ses projets changent littéralement la vie des gens. Pour lui, l’humain est essentiel23. »

Après l’inauguration du Locoshop en 2000, de nombreux organismes et commerces de proximité se sont ajoutés, garantissant ainsi à la communauté un milieu de vie sain, dynamique et rassembleur. Parmi eux se trouvent plusieurs OBNL et entreprises de réinsertion sociale24 qui agissent comme catalyseurs dans le processus qui agissent comme catalyseurs dans le processus de mixité sociale. Christian Yaccarini voit dans la coexistence d’une entreprise de réemploi, d’une fondation, d’une maison de soins palliatifs pédiatriques, de deux CPE25 et d’un centre d’autisme des pierres d’assise pour une communauté bienveillante. Il cite quelques exemples. « Les bénévoles du Phare vivent sur Angus ; des centaines de personnes ont réintégré le marché du travail grâce à un stage de quelques mois réalisé dans un de nos établissements ; quant aux élèves du Centre À Pas de Géant, ils auront leur journée réservée dans la clinique dentaire du quartier… On y travaille ! Un véritable esprit de communauté est en train de se développer ici. Un vrai sentiment d’appartenance, au-delà des murs et des immeubles. »

Vie de quartier – Source : Société de développement Angus

 

NOTES

1 Nadeau, Gaétan. Angus. Un roman social et économique 1992-2020, tome 2, Québec, Fides, 2020, 323 p., p. 21. (À l’avenir : Angus, tome 2.)
2 Il s’agit de la Corporation de développement économique et communautaire (CDEC) Rosemont–Petite-Patrie, mandatée par sa communauté en avril 1994.
3 Extrait de l’entretien que nous avons eu avec Christian Yaccarini, le 14 juin 2023.
4 NADEAU, Gaétan. Angus. Du grand capital à l’économie sociale, tome 1, Québec, Fides, 2009, 299 p. (À l’avenir : Angus, tome 1.)
5 Angus, tome 2.
6 Extrait de l’entretien que nous avons eu avec Gaétan Nadeau, le 10 juin 2023.
7 Déclaration des membres du premier conseil permanent des fiduciaires de la Fiducie d’utilité sociale Angus, Montréal, 16 décembre 2022. (À l’avenir : Déclaration de la Fiducie Angus.)
8 Extrait de l’entretien que nous avons eu avec Benoît Lévesque, le 19 juin 2023.
9 Déclaration de la Fiducie Angus.
10 Angus, tome 2, p. 308.
11 Angus, tome 2, p. 251 (propos recueillis par G. Nadeau auprès de Louis Roquet).
12 LÉVESQUE, Benoît. « Le Technopôle Angus. Une inspiration pour l’est de Montréal », Le Devoir, Montréal, septembre 2022.
13 Ibid.
14 Projets Impact. Des projets qui transforment la société québécoise. UQAM. [En ligne] : Technopôle Angus, un modèle novateur - Projets Impact - (uqam.ca). (Consulté le 27 juin 2023.)
15 Angus, tome 2, p. 308.
16 Projets Impact, UQAM, op. cit.
17 Desruelles, Martial. « Construire autrement la ville de demain », Le Monde, 20 juin 2019. [En ligne] : Le retour de la vie de quartier (lemonde.fr). (Consulté le 7 juillet 2023.)
18 LÉVESQUE, Benoît, op. cit.
19 Déclaration de la Fiducie Angus.
20 LÉVESQUE, Benoît, op. cit.
21 GAGNÉ, Sonia. Extrait de la vidéo Trajectoires humaines. Thème 1, Série Lignes de désir, SDA.
22 Extrait de l’entretien que nous avons eu avec Sonia Gagné, le 5 juin 2023.
23 Ibid.
24 Ces organismes sont regroupés sous l’enseigne du Mouvement des organismes solidaires d’Angus, dont la mission est de collaborer au développement d’un modèle novateur de solidarité et d’inclusivité à l’échelle de l’écoquartier Angus et mettre en lumière la force de l’économie sociale, en inspirant et en engageant la communauté. Source : Communications et Projets sociaux, SDA.
25 Insertech Angus ; Fondation Marie-Vincent ; maison Le Phare, Enfants et Familles ; CPE Cœur de cannelle ; CPE Cœurs de l’Île.

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