La carboneutralité des bâtiments, d’accord – mais sait-on toujours vraiment de quoi il s’agit ? La plus simple manière d’évaluer la carboneutralité est de dresser un inventaire des émissions de GES. Mais déjà, plusieurs choix méthodologiques s’imposent : quels types d’émissions, quelles phases du cycle de vie et quels GES doit-on comptabiliser ? Les émissions intrinsèques, associées aux matériaux de construction, sont-elles incluses dans le bilan ? Comment comparer les émissions de différents GES ?
En fait, lorsqu’on parle de bilan carbone et de carboneutralité d’un bâtiment, on s’intéresse généralement aux impacts sur les changements climatiques de l’ensemble de son cycle de vie, exprimé en CO2 équivalent (CO2eq). On ne s’intéresse pas directement aux émissions de GES, mais bien à leurs impacts. Or, ces impacts peuvent être évalués à plusieurs niveaux de la chaîne de cause à effet (figure 1). Émettre des GES augmente leurs concentrations dans l’atmosphère, ce qui affecte l’équilibre énergétique terrestre – le forçage radiatif. L’augmentation du forçage radiatif réchauffe l’atmosphère et les océans, et contribue ainsi aux changements climatiques (températures, précipitations, montée des océans, événements météorologiques extrêmes, etc.), ce qui affecte la santé humaine et les écosystèmes5.
Choisir une méthode de caractérisation des impacts n’est pas anodin. Les GES n’ont pas tous les mêmes effets ni les mêmes durées de vie dans l’atmosphère. Combiner leurs impacts en une seule mesure (CO2eq) influence donc directement la définition de carboneutralité. C’est le potentiel de réchauffement global de 100 ans (GWP100), une mesure de forçage radiatif, qui est généralement utilisé pour combiner les impacts des GES. Pourtant, ce n’est pas la seule option : il existe d’autres horizons de temps (GWP20, GWP500) et d’autres métriques pour évaluer ces impacts. Par exemple, le potentiel global de changement de température (GTP) ou des options récentes comme le CGTP et le GWP permettraient de mieux représenter les impacts à court et moyen terme des GES.
En choisissant une méthode et un horizon de temps, on priorise certains GES et types d’impacts. Cela influence la définition même de l’objectif « net zéro », ainsi que les concentrations atmosphériques de GES et la température lorsque cet objectif sera atteint. Cela peut aussi influencer les résultats des études d’analyse du cycle de vie, et donc les décisions qui en découlent.
Figure 1 – Chaine de cause à effet des changements climatiques – Adaptée de Breton et al. (2018).
Un aspect important souvent éclipsé des méthodes actuelles est l’origine des émissions de CO2. Le cycle du carbone comprend deux domaines : le domaine rapide prend en compte les échanges entre l’atmosphère, les océans et la biosphère (< 1000 ans). Quant au domaine lent, il est associé aux puits de carbone géologiques (> 10 000 ans). Les échanges entre ces deux domaines sont normalement assez petits et constants. Toutefois, l’utilisation massive des combustibles fossiles depuis le début de l’ère industrielle a accéléré les transferts du domaine lent vers le domaine rapide : plus de 40 % de tous les GES émis par les activités humaines depuis 1750 se trouvent encore dans l’atmosphère aujourd’hui. Ces émissions de carbone géologique déstabilisent le cycle du carbone contemporain. Au contraire, le carbone issu de processus biologiques (carbone biogénique) fait déjà partie du domaine rapide du cycle du carbone ; son utilisation n’ajoute pas de « nouveau » carbone au cycle actuel. Cette différence est assez intuitive ; pourtant, elle n’est souvent pas prise en compte par les méthodes actuelles.
Alors, la carboneutralité : un arbre qui cache une forêt ? Oui, en quelque sorte – il faut demeurer prudent lorsqu’on s’y attarde, et s’interroger sur l’inventaire des émissions de GES, les métriques choisies pour les agréger, et les limites des méthodes actuelles. Cela dit, le mieux est parfois l’ennemi du bien. Bien qu’il reste des questions en suspens dans l’analyse des impacts des bâtiments et des matériaux biosourcés (carbone biogénique, albédo, utilisation des terres, carbone des sols, etc.), il ne faut pas perdre de vue le rôle extrêmement important que peuvent jouer ces deux secteurs dans l’atténuation des changements climatiques. Il est essentiel de produire dès maintenant les meilleurs bâtiments possibles, car des décisions inadéquates auront des impacts pour les décennies à venir.
Au contraire, mettre en place des pratiques et des politiques ambitieuses permettra de contribuer à la fois aux efforts d’atténuation et d’adaptation, de même qu’aux objectifs du développement durable. Les années à venir regorgent de défis pour les professionnels du bâtiment durable : il faut arriver à concevoir, construire et financer des bâtiments sobres (réduire la demande en surface de plancher par habitant, en matériaux, en énergie) et à haute efficacité ; à mettre l’accent sur la réutilisation, la rénovation et la mise à niveau des bâtiments existants, désignés par le GIEC comme moteur principal d’atténuation dans les pays développés ; à favoriser l’économie circulaire ; à augmenter la séquestration et le stockage de carbone ; etc. Je suis persuadé qu’accorder une plus grande place aux impacts intrinsèques et aux matériaux biosourcés contribuera à atteindre ces objectifs.
Notes
1 United Nations Environment Programme, 2021 Global Status Report for Buildings and Construction: Towards a Zero-emission, Efficient and Resilient Buildings and Construction Sector, Nairobi, 2021.
2 IPCC, Summary for Policymakers, in Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change. Contribution of Working Group III to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, P. R. Shukla, J. Skea, R. Slade, A. Al Khourdajie, R. van Diemen, D. McCollum, M. Pathak, S. Some, P. Vyas, R. Fradera, M. Belkacemi, A. Hasija, G. Lisboa, S. Luz et J. Malley, Eds. Cambridge, United Kingdom and New York, NY, USA, Cambridge University Press, 2022.
3 T. Kuramochi et al., Ten key short-term sectoral benchmarks to limit warming to 1.5°C, Clim. Policy, vol. 18, No. 3, mars 2018, pp. 287-305.
4 J. Rockström, O. Gaffney, J. Rogelj, M. Meinshausen, N. Nakicenovic et H. J. Schellnhuber, A roadmap for rapid decarbonization, Science (80-.), vol. 355, no 6331, mars 2017, pp. 1269-1271.
5 A. Levasseur, Climate Change, in Life Cycle Impact Assessment, M. Z. Hauschild et M. A. J. Huijbregts, Eds. Dordrecht: Springer Netherlands, 2015, pp. 39-50.
6 F. Pomponi et A. Moncaster, Scrutinising embodied carbon in buildings: The next performance gap made manifest, Renew. Sustain. Energy Rev., juin 2017, pp. 0-1.
7 P. Ciais et al., Carbon and Other Biogeochemical Cycles, in Climate Change 2013 – The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, T. F. Stocker, D. Qin, G.-K. Plattner, M. Tignor, S. K. Allen, J. Boschung, A. Nauels, Y. Xia, V. Bex et P. M. Midgley, Eds. Cambridge, United Kingdom and New York, NY, USA, 2013, p. 465-570.
8 IPCC, Global Carbon and Other Biogeochemical Cycles and Feedbacks, in Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change. Contribution of Working Group III to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, V. Masson-Delmotte, P. Zhai, A. Pirani, S. L. Connors, C. Péan, S. Berger, N. Caud, Y. Chen, L. Goldfarb, M. I. Gomis, M. Huang, K. Leitzell, E. Lonnoy, J. B. R. Matthews, T. K. Maycock, T. Waterfield, O. Yelekçi, R. Yu et B. Zhou, Eds. Cambridge, United Kingdom and New York, NY, USA, 2021, pp. 673-816.